J’avais été nommé depuis la rentrée 1967 au lycée technique Roger-Verlomme à Paris (15e arrondissement), à côté des usines Citroën du quai de Javel, encore en activité. C'était ma première année d'exercice en métropole.
Professeur d'économie et gestion, j'enseignais en 1re B (les sciences économiques et sociales), une série nouvellement créée du baccalauréat, en seconde technique (l'économie et le droit), en STS (l'économie et le droit).
Secrétaire adjoint de la section du SNES [Syndicat national des enseignements de second degré] du lycée, d'une quarantaine de syndiqués, j'y avais adhéré en 1965-1966 en Guadeloupe où j'avais fait mon service national actif.
J’étais également militant de base du Parti communiste auquel j'avais adhéré en 1967 (après avoir adhéré au Parti communiste guadeloupéen en 1966).
Le mouvement social et politique de mai-juin 1968 m'a saisi dans toutes les dimensions de ma personnalité, de ma vie subjective et ma vie sociale. Il a fait exploser mes engagements professionnels, sociaux et politiques en leur traçant une perspective concrète insoupçonnée. Je me suis senti tout d'un coup grandir, porté et emporté par un mouvement historique à la fois surprenant et attendu.
Pendant la grève et l'occupation du lycée décidée par les élèves et les étudiants, je participais au comité d'organisation de l'occupation du lycée, comme représentant des enseignants dont beaucoup avaient déserté le lycée.
Un jour, je croise la directrice du lycée, avec qui j'entretenais des rapports cordiaux et de respect, elle me déclare : « Monsieur Baunay, puisque c'est vous qui organisez la vie dans le lycée, je vous remets les clés du lycée. » C'était une boutade mais prononcée sur un ton très sérieux, sans doute pour me tester. Je réalisai tout d'un coup l'inconfort où se trouvait plongée la directrice. Après la grève, nous avons continué à entretenir des rapports tout aussi cordiaux et respectueux.
Je vivais en célibataire dans un petit appartement au sous-sol d'un immeuble cossu situé boulevard Exelmans, dans le 16e arrondissement. Comme jeune militant politique, je fréquentais la Maison des Jeunes du quartier du « Point du Jour » du 16e arrondissement. J'y rencontrais des jeunes du quartier, de toutes conditions sociales et de divers engagements politiques. Nous y organisions beaucoup de débats politiques et d'activités diverses. Nous tentions de comprendre ensemble ce qui nous arrivait.
J'ai le souvenir d'une période d'une activité très intense et d'un apprentissage extraordinaire du militantisme syndical comme du militantisme politique, dans des conditions très singulières. Mes rapports avec les élèves et étudiants avaient pris une profondeur extraordinaire. Je participais à de nombreuses manifestations. Lors de la fameuse « nuit des barricades[1] » dont j'ai été informé en écoutant la radio, je me suis retrouvé au Quartier latin où j'ai assisté, médusé, à une scène près du métro Luxembourg : des gens équipés de pelles et de pioches arrachaient des pavés pour en faire une barricade. Je ne suis pas resté très longtemps. Je ne comprenais pas le sens de cette initiative, qui semblait très banale pour ceux qui la réalisaient.
Au milieu de la période de grève, je suis descendu en Anjou dans ma famille, à la campagne, à l'occasion du baptême d'un neveu. En parlant avec les invités au repas, j'ai pris conscience du décalage entre ce que nous vivions dans les cercles mobilisés de Paris et la province en milieu rural.
Cette expérience m'a laissé un souvenir de grand bonheur, d'échanges intenses avec les gens qui se posaient beaucoup de questions et qui cherchaient à comprendre ce qui se passait.
C'est à partir de cette expérience politique et syndicale que j'ai été appelé à occuper des responsabilités syndicales importantes et toujours imprévues.
Pour vraiment comprendre comment je suis rentré dans ce mouvement, comment je m'y suis impliqué, comment j'essayais de lui donner sens et consistance, j'aurais besoin de dérouler toute ma vie antérieure et les expériences personnelles et sociales qui m'avaient construit. Je comprendrais sans doute mieux pourquoi je m'y sentais aussi heureux comme acteur à part entière. Comme si j'étais en train de réaliser mes rêves.
La fin du mouvement fut plus difficile à vivre. Je ne sais comment je me suis retrouvé au mois de juin 1968 au siège du bureau national du SNES. On m'avait demandé de téléphoner aux sections académiques du syndicat pour leur communiquer la résolution du bureau national qui appelait à mettre fin à la grève dans les lycées et collèges. Je me faisais plutôt mal recevoir par les intéressés, alors que je n'étais pour rien dans l'élaboration de la décision qui avait été prise. Difficile aussi de comprendre en quoi cette expérience inédite a contribué à faire ce que je suis devenu par la suite, a déterminé les propositions qui m'ont été faites par mes collègues, mon organisation syndicale comme mon organisation politique, les suites que j'ai données à ces propositions et les choix que j'ai dû trancher.
[1] Du 10 au 11 mai.