J'avais 20 ans en 1968, étudiante à Nanterre et résidente à la cité U.
Lors de l'invasion du bâtiment des filles par principalement le groupe anar, j'étais en train de changer de camp pour passer de l'AJS, un groupe très stal comme ambiance quasi paramilitaire, à la fréquentation des anarchistes qui étaient nettement plus conviviaux. J'avais aussi un petit ami chez les situ[ationnistes] mais ils m'effrayaient un peu...
Donc je suis tombée amoureuse d'un anarchiste... Quelques souvenirs des événements : les journées et nuits parisiennes des barricades étaient formidables ; quelle trouille mais aussi quelle excitation !
Je me souviens que la nuit de la rue Gay-Lussac, je n'ai jamais couru aussi vite. Poursuivie dans l'escalier d'un immeuble par un CRS avec matraque, j'ai réussi à le distancer bien qu'il m'en ait mis un coup dans la cheville. Je n'ai pas eu mal même si le lendemain je ne pouvais plus marcher. On devait être deux ou trois et j'étais en dernier, le CRS sur les talons. À chaque étage, on tapait à la porte d'appartement et on nous a ouvert au dernier étage où nous nous sommes réfugiés.
Un autre souvenir : j'ai essayé de lancer mon pavé comme les autres mais je n'ai jamais su lancer au-dessus de l'épaule comme le faisait mon frère donc j'ai lancé mon pavé comme une boule de pétanque et j'ai failli toucher un des nôtres. J'ai eu très peur pour lui et on m'a dit d'aller derrière...
Un autre jour de manif on s'était enduit le visage avec du bicarbonate de soude, soi-disant efficace contre les lacrymogènes. On avait comme des peintures de guerre, on se trouvait magnifiques et on était sûrs de nous...
Même si on n'a pu vérifier dans l'action que cela n'avait aucune efficacité, une rumeur disait que les CRS étaient inquiets, persuadés qu'on avait trouvé une solution miracle...
Sinon j'étais impressionnée par le courage de certains garçons, sans doute se surprenant eux-mêmes, dans la confrontation avec les CRS... j'ai compris là que chacun avait le choix d'être courageux ou lâche dans toute situation et plus tard je m'en suis souvenue.
J'ai gardé le Figaro où je suis en photo en 1re page avec une étoile jaune qu'on s'était tous collés quand nous, étudiants, n'avions pas le droit d'entrer dans les bâtiments de la fac avec un commentaire bien salé du Figaro ; c'est ma tante très réac qui avait donné le journal à ma mère en disant « tiens voilà ta fille ».