J’étais étudiante en Lettres classiques à Bordeaux. Je venais de finir – plus que dans les temps – mon mémoire de maîtrise. Un peu de relecture… Bref, j’étais assez libre.
« Assez » parce que mineure et très « bien élevée » par mes parents : tenue.
Ce qui veut dire simplement que je n’ai pas beaucoup participé aux « manifs », celles du soir. Mais j’ouvrais les volets de ma chambre située au rez-de-chaussée, près du quartier estudiantin, prête à recueillir les blessés, car je pleurais en pensant à eux ! Je savais bien qu’il y avait toujours des « casseurs », d’une part des petits délinquants qui n’avaient rien à faire de nos idées mais s’infiltraient dans nos rangs pour le plaisir de détruire ou voler impunément ; d’autre part des jeunes d’extrême-droite qui nous combattaient à coups de barres de fer.
Oui, je dis « nous » parce que je partageais l’idéal des soixante-huitards. L’idéal, c’est peut-être beaucoup dire : les idéaux… Car des « groupuscules », c’est vrai, il n’y avait que cela. Moi-même, peut-être un groupuscule à moi seule ! Évidemment : les maoïstes, les trotskistes, c’étaient les plus nombreux. Et moi, je l’ai toujours fait avant, pendant, après, j’essayais d’être un pont entre tous. Je m’entendais avec eux, je m’entendais avec les profs : oui, idéalisme maximum !
La cohabitation n’a pas toujours été facile. Pourtant, j’y pense encore avec enthousiasme. Aux assemblées générales, où les orateurs refaisaient le monde, chacun avec ses solutions ! Un débat d’idées passionnant ! Une liberté d’expression inégalée !
Un certain côté anarchiste, c’est vrai, parce que d’abord nous refusions la société française et le monde tels qu’ils fonctionnaient. Non à la société de consommation, bien sûr. Non à un monde régi par les grandes entreprises et l’argent. Non à la loi du pétrole.
Et dire que tout cela avait commencé par la montée – qui alors nous semblait exorbitante – du chiffre du chômage !
Quand on regarde maintenant… eh bien, la situation s’est en tout largement aggravée ! Il semble que nous n’ayons pas eu tort dans nos dénonciations… Mais l’échec n’en est que plus navrant !
J’ai commencé ma vie de prof un an plus tard. Je ne m’en suis pas rendu compte alors, mais quelque chose avait tout de même changé – à jamais je crois –, dans les conditions d’enseignement et la vie des lycées. Trois portes m’avaient été largement ouvertes à la Fac de Bordeaux ; toujours par idéalisme, j’ai préféré la « nature » : non le Larzac mais le Périgord ! Un lycée, donc. Et on m’a dit après coup que j’y avais apporté des manières d’étudiante (il est vrai que dans les couloirs on me prenait pour une élève) : mes vêtements n’étaient pas conformistes, je tutoyais mes élèves et je les invitais à parler librement sur les textes travaillés, ils venaient chez moi m’emprunter des livres, j’allais discuter avec eux hors des heures de cours, nous avons créé un ciné-club, un club poésie… tous moments de libres dialogues, à égalité, et d’esprit critique. Maintenant, je crois bien que c’était l’esprit de Mai 68. Cela n’a pas changé le monde, mais quelque chose s’est ouvert dans le monde…