Billet de blog 15 juin 2018

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« Affecté à l’atelier populaire, j’ai découvert le travail à la chaîne »

Par Philippe Pradel, 13 ans, collégien, Paris.

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En mai 1968, j’avais 13 ans, et j’étais en quatrième dans un collège du Quartier latin. J’entendais parler des « événements » à la table familiale, et l’intérêt croissant que je portais à la révolution en devenir commençait à inquiéter sérieusement mes parents : je dévorais le Canard enchaîné, m’initiais à la lecture du Monde, et piaffait surtout d’envie de participer à mes premières manifestations. Que faire pour m’en empêcher ?

Mon père, assistant à l’école des Beaux-Arts, et très tôt engagé dans cette grande affaire, a eu l’idée de me « boucler » aux Beaux-Arts dès la mi-mai, et jusqu’à son expulsion par la police. Sur le moment, en ado qui se respecte, j’ai boudé et pesté contre ces parents qui voulaient me priver de ce moment incroyable. Mais ça n’a pas duré.

L’école des Beaux-Arts était une ruche joyeuse, des centaines de personnes s’agitaient en tous sens, de la musique crachotante sortait de vieux Teppaz, souvent couverte par des appels au mégaphone pour chercher des volontaires pour participer à la préparation des repas, ou un conducteur motorisé en vue d’aller à Flins soutenir les grévistes de Renault. Aussitôt pris en charge par une militante, j’ai découvert le travail à la chaîne : affecté à l’atelier populaire, j’ai d’abord passé près d’une semaine à retirer délicatement les affiches sous le cadre de sérigraphie, deux pinces à linge dans la bouche et à les suspendre à un grand fil à linge pour que l’encre sèche.

Promotion, quelques jours après : pour une affiche destinée à soutenir les cheminots en grève (eh oui), que chacun s’accordait à trouver un peu terne, il a été décidé de colorer un feu de signalisation représenté sur l’affiche. Me voici, armé d’un pochon de belle taille et d’une petite bassine d’encre, à ajouter un feu rouge sur chaque affiche. Petit à petit, j’ai poussé et tiré de l’encre, verni la soie à partir des dessins qui avaient obtenu la validation du groupe, et suis finalement sorti de l’aventure avec une compétence nouvelle : la sérigraphie.

On parlait beaucoup, aux Beaux-Arts, lors d’assemblée générales pluriquotidiennes ; on écoutait aussi, heureusement, et, à ma grande surprise, j’avais le même droit à la parole que les adultes (dont certains n’avaient que quelques années de plus que moi). Le travail à l’atelier était quand même fatigant, et ne serait-ce que pour ça, j’adorais assister aux assemblées générales qui représentaient avant tout une pause salutaire. Quelques personnes à la forte personnalité se détachaient du groupe et endossaient, de fait, les habits de leaders, et j’étais particulièrement ébloui et intimidé par Gilles Aillaud et ses éternelles lunettes noires, dont j’ai découvert la peinture quelques années plus tard, ou par Roland Castro, une grande gueule qui n’acceptait pas facilement la contradiction. J’ai osé, un jour, faire remarquer que les tâches répétitives à l’atelier, huit heures par jour, ne correspondaient pas vraiment à l’idéal de société que l’on évoquait à longueur d’assemblées générales. J’ai aussitôt obtenu de changer de poste, à mi-temps : le matin à pousser et tirer de l’encre, l’après-midi sur le trottoir, rue Bonaparte, un grand couvercle de poubelle dans les bras, à arrêter les voitures qui passaient pour récolter de l’argent pour soutenir la lutte. Du haut de mon mètre cinquante, j’avais un certain succès, les conducteurs étaient généreux, et j’ai eu entre les mains plus d’argent que je n’en avais jamais vu.

Un jour, un étudiant arrive, essoufflé et porteur de la plus précieuse des nouvelles : les ouvriers du Figaro en grève donnaient à l’atelier populaire des rames de papier qu’il suffisait d’aller chercher. Nous voilà partis à trois dans une vieille 4L, le projet étant qu’étant le plus petit, je reviendrais assis sur le papier. L’amateurisme optimiste de notre petite bande est alors apparu au grand jour, sous le regard goguenard des ouvriers d’imprimerie : une rame de papier pesait une bonne cinquantaine de kilos, il y en avait une vingtaine, et après en avoir chargé six, la voiture, furieusement cabrée, a refusé d’avancer d’un centimètre.

À treize ans, j’ai vu l’autogestion en fonctionnement, avec ses rêves, son approximation, sa générosité. Loin du sombre présage voulant que nous deviendrions tous notaires, ce rêve autogestionnaire m’a accompagné jusqu’à ce jour. Mai 68, un ami pour la vie, en quelque sorte.

Finalement, j’ai quand même eu droit à participer à une manif, en famille, avec les grévistes de l’ORTF. Défilé bien pacifique, autour de la maison ronde, et un slogan, qui m’est resté en tête : « À bas, le régime gaulliste, antipopulaire, de chômage et de misère », que ma petite sœur de trois ans avait appris par cœur et qu’elle nous a répété tout l’été suivant.

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