« Bon, prenez note mademoiselle, et inscrivez sur votre agenda que je serai absent à partir du 9 mai, pour deux semaines environ. Un salon professionnel à Düsseldorf, beaucoup de clients potentiels à voir… Bien entendu, vous ne resterez pas sans rien faire durant tout ce temps : je vous laisse des dossiers à terminer, et les autres responsables de secteur vous dicteront à l’occasion leurs rapports de chantier.
- Bien, monsieur. »
Je me plaisais dans cette entreprise de bâtiment située à Clichy-la-Garenne, à dix minutes à pied du petit logement vétuste où j’habitais alors. J’étais appréciée par mon chef de service, un homme sérieux et aimable qui, au fil des mois, me laissait davantage d’initiatives dans mon travail, me donnant ainsi l’espoir d’accéder un jour au titre enviable de secrétaire.
L’époque était agitée, mais je ne connaissais rien à la politique et les échos, diffusés par la radio, des manifestations estudiantines à Paris ne troublaient en rien mon train-train quotidien. Depuis ma banlieue, le Quartier latin paraissait une zone lointaine et exotique : je n’avais jamais été étudiante. Le général de Gaulle présidait la France et l’on entendait régulièrement ses discours sur les ondes ; la guerre d’Algérie était terminée depuis six ans et les « appelés » de ma génération n’en parlaient pas volontiers, même si leurs propos étaient parfois émaillés de termes péjoratifs à l’encontre des Algériens, leurs anciens adversaires. Voilà tout ce que je savais de la vie de la nation, et d’ailleurs je ne votais pas ! Sans diplôme autre que le « certif », je me forgeais peu à peu, en piochant dans les rayons des bibliothèques municipales, un bagage intellectuel un peu hétéroclite. Au hasard, j’avais lu Sartre, Camus ou Céline, et dévoré avec passion l’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet.
J’allais partager mes engouements littéraires avec le garçon de courses, un Tunisien cultivé qui occupait, faute de carte de travail ad hoc, un poste bien au-dessous de ses capacités. Lors de nos conversations auprès de la photocopieuse qui ronronnait en engloutissant ses rames de papier, nous parlions poésie ; il me faisait découvrir Omar Khayyam et me prêta son exemplaire des Rubaïyat, ces délicieux quatrains qui chantent la liberté et le vin…
« Que se passe-t-il au Quartier latin ? » lui demandai-je un jour, car je savais qu’il y traînait avec ses amis.
Même si j’étais inculte politiquement, je n’ignorais pas les barricades dressées le 10 mai et les batailles entre les étudiants et les forces de l’ordre. Depuis une semaine, les journaux étalaient en première page des images de violence et de révolte et les photos des voitures renversées et brûlées qui faisaient frémir la France profonde. J’étais bien éloignée de tout cela et l’onde de choc n’atteignait pas encore le monde clos des bureaux – les employés des petites entreprises privées sont rarement organisés, persuadés que les « cols blancs » n’ont rien à faire avec les « cols bleus » ouvriers. Les événements s’accéléraient pourtant : le lundi 13 mai, à l’initiative des syndicats appelant à la grève générale, un immense cortège regroupant des centaines de milliers de manifestants avait défilé dans Paris.
« Comme toi, je n’y connais pas grand-chose, répondit Manoubi, le coursier. En Tunisie, militer dans un parti politique est dangereux, à part bien sûr celui de Bourguiba. On ne le sait pas ici, mais on torture et on emprisonne au “Pays du jasmin” ! Quant à la France, vu ma situation, il ne serait pas prudent de m’en mêler… J’ai un ami très calé dans ce domaine et, si tu veux, je te le présenterai. Il t’expliquera tout cela bien mieux que je ne pourrais le faire. »
Nous convînmes d’un rendez-vous pour le samedi 18 mai, sur le boulevard Saint-Michel. En début d’après-midi, je pris le métro à la porte de Clichy, direction Invalides, mais je doutais d’être ponctuelle, car des vagues de grève touchaient les agents de la RATP les uns après les autres et le haut-parleur diffusait en continu le nom des stations fermées et le numéro des lignes arrêtées. J’avais une bonne heure de retard lorsque j’arrivai enfin, les supposant partis depuis longtemps, mais Manoubi et Reza avaient une notion tout orientale de l’heure, et je les trouvai devisant tranquillement à l’endroit convenu.
C’est dans un petit café de la rue des Écoles que je reçus ma première leçon politique, près du flipper où Manoubi disputait des parties endiablées pendant que Reza m’expliquait avec patience les désaccords doctrinaux – qui me paraissaient byzantins – différenciant les partis de gauche de ceux d’extrême gauche. De temps à autre, pour mieux me faire comprendre, il faisait des embardées vers la situation internationale : Cuba, Vietnam et, bien entendu, le Maghreb. Malgré cet excellent professeur, la tête me tournait et les concepts s’entrechoquaient lorsque, cinq heures plus tard, je ressortis de là. Les grilles du métro étaient tirées et il me fallut rentrer à Clichy par mes propres moyens. Ce fut le début de ma modeste « Longue Marche » dans les rues et les boulevards de la capitale, marche continuelle qui allait durer une douzaine de jours et me laisser épuisée. Arrivée chez moi, je mis la radio et j’entendis la grosse voix du général de Gaulle dénoncer la « chienlit » ambiante… Le contraste n’aurait pu être plus éclatant.
Le dimanche suivant, je retournai à Paris. Dans la Sorbonne occupée par les étudiants, Jean-Paul Sartre allait prendre la parole et je n’aurais manqué cela pour rien au monde. Je frétillais du désir secret d’entrer dans une université et le prestige de celle-ci m’éblouissait… Le grand amphithéâtre était bondé et, de ma place, je ne voyais pas grand-chose. Les phrases du philosophe me parvenaient par intermittence au milieu du tapage des cris, des rires et des sifflets. Sur son estrade, Sartre restait imperturbable et continuait de dérouler le fil de sa pensée, essayant de contenir la salle houleuse par la magie de sa parole.
« S’il vous plaît, s’il vous plaît, s’égosillait le service d’ordre étudiant, le camarade n’a pas terminé son exposé ! Nous demandons un peu de silence… »
Finalement, le « camarade » Sartre était parti sous les applaudissements nourris de l’assistance, remplacé par l’ineffable Mouna, le clochard-philosophe bien connu sur le Boul’Mich et à Saint-Germain-des-Prés.
Le lundi, je ne me rendis pas à mon travail et filai m’inscrire à l’antenne clichoise des Comités d’action, où il régnait un joyeux tohu-bohu. On me confia la mission d’aller chercher au Quartier latin, rue de Nesle, un paquet des derniers numéros d’Action et de l’Enragé, que nous comptions vendre le long des manifs, et plusieurs de ces affiches sérigraphiées conçues par les étudiants des Beaux-Arts, qui recouvraient peu à peu les murs de Paris et gagnaient les banlieues : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi » ; « ORTF, la police vous parle tous les soirs à 20 heures » ; « À bas l’état policier » ; « Soyez réalistes, demandez l’impossible ».
Progressivement, le mouvement de grève s’étendait à tous les secteurs : la Poste, les grands magasins, EDF et GDF, la fonction publique, arrêtaient le travail. Des attroupements se formaient au cœur de la capitale, dans lesquels chacun pouvait prendre la parole et donner son avis sur la situation politique. Comme j’étais timide et peu au fait des enjeux, j’écoutais sans oser intervenir, mais un monde jusque-là cadenassé s’ouvrait à moi. Je découvrais les immenses déploiements où nous occupions la largeur du boulevard, sûrs de notre nombre et de notre force et, avec les autres, je criais « Libérez nos camarades » ou « La chienlit est dans la rue », en réponse à l’interjection du général…
« Tu viens à la manif demain ? me demanda Reza. Manoubi déclare forfait ; il s’est fait taper à la dernière et ne veut plus y aller !
- Taper ? J’aurais aimé t’y voir ! J’ai fini entassé avec des dizaines de prisonniers dans le panier à salade, direction le centre de tri de Beaujon[1] et le tunnel ! Ah, tu ne connais pas le “tunnel” ? Deux rangées de flics de chaque côté, et toi tu passes sous les coups de matraque… Je ne sais pas encore comment j’en suis sorti après une nuit dans le froid, parqué comme un bestiau derrière des barbelés ! Allez-y, si vous voulez, moi ce n’est plus mon affaire ! »
Reza partageait ses maigres tickets-repas avec moi et je découvrais la nourriture insipide des restos U, puis nous partions au milieu de milliers d’autres pour une énième manifestation. Parfois celles-ci se perdaient sur la rive droite et nous rentrions tels des guerriers fourbus au Quartier, où les forces de l’ordre bottées et casquées nous attendaient, lanceurs de grenades lacrymogènes à la main. Certains manifestants téméraires ramassaient les munitions non explosées et les retournaient à l’envoyeur, mais cet exploit était bien au-delà de mes capacités physiques… Contestataires mais pacifiques, nous nous contentions après la bataille de recueillir les cartouches vides qui nous avaient tant fait pleurer et tousser – je gardai l’une d’elles très longtemps, avant de l’égarer lors d’un déménagement. Dans les ruelles étroites, des femmes nous encourageaient de la voix et balançaient depuis leurs fenêtres des lambeaux de draps et des citrons, afin que nous confectionnions des masques improvisés pour nous protéger des gaz.
Mais, même s’il y eut des bavures restées secrètes, ce n’était là qu’une parodie de guerre : je découvris à Tunis bien des années plus tard, lors des émeutes de 1978, que la soldatesque pouvait tirer à balles réelles et tuer des manifestants désarmés. Le bilan effroyable s’établira à plus de cent morts…
Une nuit – que je ne saurais dater tant, en cette période où nous vivions de façon intense, je n’avais plus de repères d’heures ni de jours – le Quartier latin s’embrasa de nouveau. Sur le boulevard Saint-Michel, des branches de platanes tronçonnées encombraient la chaussée, mêlées aux grilles de protection arrachées et au pavement défoncé. Un chantier s’était formé de manière spontanée et des files de quidams se transmettaient de main en main les cubes de granit que d’autres s’occupaient à desceller avec des barres à mine. Près de moi, un tout jeune homme en blouson de skaï noir et jeans, les mains écorchées par ce travail improvisé, me passait de lourds pavés sanguinolents.
« Je suis venu tout de suite dès que j’ai entendu à la radio que vous montiez des barricades, me raconta-t-il, tout excité.
- Tu es d’où ?
- Courbevoie ! Heureusement, j’ai mon vélo, pas besoin d’essence pour ça… ajouta-t-il avec un rire.
- Tu fais quoi dans la vie ?
- Apprenti pâtissier, mais je n’y vais plus. Mon patron m’exploite ! Des douze heures d’affilée… C’est pas humain. Il a pas le droit ! »
C’était ainsi : dès qu’il se passait quelque chose dans le centre de Paris, des petits loubards arrivaient des banlieues, attirés, tels des papillons par la lumière, par les reportages en direct des radios. Par la suite, inquiet de la contagion possible, le ministère de l’Intérieur interdira aux stations d’utiliser leurs voitures émettrices. Quoique mon cas ne fût pas semblable à celui de ce garçon – j’étais plus âgée et bénéficiais d’un meilleur emploi –, j’éprouvai une solidarité immédiate avec ce jeune ouvrier car, tout comme lui, j’étouffais dans cette société bloquée. Les manifestants n’étaient pas tous des étudiants des beaux quartiers venus jeter leur gourme et jouer à la Révolution ; toute une population, jusqu’ici peu mobilisée, rejoignait le mouvement. Un couvercle avait été soulevé et personne ne savait ce qui sortirait à la fin de ce chaudron…
La nuit du vendredi 24 mai constitua l’apogée de la violence comme si, par manque d’un aboutissement politique, la révolte sentait qu’elle ne pourrait aller plus loin et avait déjà consenti, avec pourtant de nombreux soubresauts, à son extinction. Le dimanche suivant, le grand meeting de Charléty[2], malgré ses dizaines de milliers de participants, n’inversera pas la tendance, faute de leader incontestable.
Lors de cette folle nuit du 24, nous courions partout dans un Paris où les zones d’ombre alternaient avec des endroits illuminés violemment par les cocktails Molotov, les voitures renversées qui brûlaient et la Bourse, dont une partie était en flammes… De petits groupes convergeaient vers l’Assemblée nationale, protégée par de multiples cars de CRS, et Reza et moi nous retrouvâmes par hasard au bas d’un immeuble assiégé. C’était celui des militants du Service d’action civique – le SAC, de sinistre réputation –, qui avaient là leur permanence. Des individus masqués et déterminés tentaient de l’incendier en jetant des torches de papier enflammé à travers les grilles des fenêtres du rez-de-chaussée. Les défenseurs réfugiés dans les étages, tels des guerriers seigneuriaux acculés dans leur donjon, s’efforçaient de repousser les assaillants en balançant à tour de bras des bouteilles de verre remplies d’eau sur la foule massée en contrebas, lesquelles, propulsées de cette hauteur, devenaient de véritables bombes. Les spectateurs du combat ne mesuraient pas bien les risques encourus, jusqu’à ce qu’une jeune fille touchée par un projectile s’écroule la tête en sang à nos côtés. Je ressentis presque aussitôt un choc violent au niveau du bras droit qui retomba, inerte, le long de mon corps. Les secouristes improvisés, étudiants en médecine pour la plupart, m’emmenèrent à la Sorbonne, où une infirmerie provisoire était installée. Fort heureusement, le membre n’était pas fracturé mais, les jours suivants, un énorme hématome s’étendit, couvrant toute la surface entre l’épaule et le coude, et j’arborai fièrement durant quelques jours mon bras en écharpe, en guise de décoration…
La vénérable université était bondée. Dans la cour, des paysans solidaires arrivant de Bretagne et de Nantes distribuaient des briques de lait. Le grand amphithéâtre était envahi par les manifestants venus se réfugier des assauts des forces de l’ordre. La nuit avançant, l’étau se resserrait, les barricades étaient démantelées les unes après les autres et toutes les portes furent fermées. Dans cette place forte du savoir et de la révolte, somnolents, nous attendîmes l’aube, assis sur les sièges inconfortables des gradins, guettant aux carreaux des fenêtres les fumerolles des grenades lacrymogènes lancées sans désemparer dans notre direction par les CRS. Le bruit, à l’extérieur, était assourdissant : explosions, clameurs, bourdonnement des haut-parleurs. À un moment, en cherchant les toilettes, je m’égarai dans les couloirs de la vieille bâtisse.
« Hep, vous ! Où allez-vous ? » entendis-je.
C’était un militant muni d’une table et d’une chaise, qui s’était installé à une intersection et, dans la solitude, s’évertuait à jouer les plantons.
« Eh bien, pensai-je, amusée, voilà bien la preuve que l’esprit bureaucratique peut survivre à n’importe quel chaos ! »
Au petit matin, lorsque la police relâcha son étreinte et que nous pûmes enfin sortir, nous restâmes sidérés par l’aspect du boulevard Saint-Michel et des rues avoisinantes. Des voitures achevaient de se consumer ; des objets hétéroclites jonchaient la chaussée éventrée qui laissait apparaître sa couche de sable sous-jacente, tout comme le pressentait le slogan affiché sur les murs : « Sous les pavés, la plage… » Les habitants du quartier, abasourdis, erraient dans ce décor de catastrophe. Quelques automobiles circulaient encore malgré tout et, affamés, poussiéreux, certains s’évertuaient à faire du stop pour regagner leurs pénates.
Durant le week-end, des négociations importantes commencèrent : par ce qu’on appellerait les « accords de Grenelle », les syndicats, le patronat et le gouvernement se mirent d’accord sur des points essentiels concernant les conditions d’existence des salariés. Vu d’en bas, pourtant, la situation paraissait étrange, et l’on se demandait de quel côté le fruit allait tomber.
Le mardi 29 mai, la tension continua de monter. Dans l’immense cortège où travailleurs en grève et étudiants révoltés étaient mêlés, nombreux étaient ceux ayant un poste de radio à transistors collé contre l’oreille, pour saisir les derniers développements et en informer leurs voisins. C’est qu’il se passait des choses extraordinaires : on parlait de la probable formation d’un « gouvernement populaire » ; le Conseil des ministres avait été ajourné et, pour couronner le tout, le général de Gaulle avait disparu ! On apprendrait plus tard qu’il s’était rendu à Baden-Baden, une base militaire française en Allemagne, pour y rencontrer le général Massu. Avait-il songé à faire donner la troupe ? Le pouvoir gaulliste vacillait incontestablement, mais aucune personnalité de gauche n’osait s’en saisir.
Le pays, totalement paralysé, retenait son souffle…
Le mercredi, épuisée, je décidai de ne pas marcher jusqu’à Paris et d’écouter, avec mes camarades du comité d’action de Clichy, l’allocution que le général devait prononcer dans l’après-midi. Un peu angoissés, nous attendîmes, dans le petit cinéma réquisitionné pour l’occasion, la déclaration du vieux combattant que nous avions tant conspué ces dernières semaines.
- Françaises, Français…
Nous retenions notre souffle.
- … J'ai pris mes résolutions. Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas. J'ai un mandat du peuple, je le remplirai.
Une chape de béton s’abattit sur le public.
- … Je dissous aujourd'hui l'Assemblée nationale.
Glacés, nous n’osions plus nous regarder. Il termina :
- La France, en effet, est menacée de dictature. On veut la contraindre à se résigner à un pouvoir qui s'imposerait dans le désespoir national, lequel pouvoir serait alors évidemment et essentiellement celui du vainqueur, c'est-à-dire celui du communisme totalitaire. Naturellement, on le colorerait, pour commencer, d'une apparence trompeuse en utilisant l'ambition et la haine de politiciens au rancart. Après quoi, ces personnages ne pèseraient pas plus que leur poids qui ne serait pas lourd.
C’en était fini ! Soudain, nous n’étions plus de jeunes révolutionnaires pleins de fougue, mais de dangereux « communistes totalitaires » montrés du doigt, et nous gagnâmes la sortie, abattus et à la queue leu leu, le son de « la Marseillaise » continuant de retentir à nos oreilles.
Le soir même, la foule énorme rassemblée sur les Champs-Élysées nous démontra que la « majorité silencieuse » dont se réclamait le pouvoir n’était pas une vue de l’esprit, mais existait bel et bien…
Dans les jours qui suivirent, la vie reprit progressivement son cours normal, malgré les manifestations éparses se formant encore çà et là. Les négociations entre syndicats et patronat se poursuivaient et, le week-end de la Pentecôte, les pompes à essence ayant été réapprovisionnées, les automobilistes s’échappèrent en masse depuis les grandes villes vers les plages et les campagnes… Secteur après secteur, les grévistes ayant obtenu satisfaction retournaient au travail.
Le mercredi 6 juin, je me présentai à mon poste à Clichy, un peu anxieuse, tout de même, de savoir quel sort me serait réservé. Là où j’étais installée d’ordinaire trônait une nouvelle dactylo… Je me renseignai auprès d’elle.
« Il faut que vous alliez voir tout de suite monsieur Guillot » me dit-elle, lorsque j’eus décliné mon identité.
Il s’agissait de mon chef de service. Je me rendis la mort dans l’âme dans son bureau.
« Ah, vous voilà, vous ! s’écria-t-il, quand je parus devant lui. Vous savez, j’espère, dans quel pétrin vous m’avez mis. Vous aviez disparu en abandonnant tous mes dossiers en cours alors que j’étais bloqué en Allemagne… Impossible de rentrer, faute d’avion, et plus aucun correspondant à Clichy ! Ah, vous pouvez vous vanter de m’avoir laissé dans une belle panade ! »
Je baissais le nez… Que pouvais-je répondre ? Que j’avais été saisie par la fièvre révolutionnaire ? Qu’une pareille occasion de faire sauter les vieilles habitudes ne pouvait se rater ? Il ne m’eut pas comprise… J’étais désolée car j’avais de l’estime pour lui, mais je ne regrettais nullement d’avoir participé à ce moment exaltant de l’Histoire.
« Je ne peux rien faire pour vous maintenant, ajouta-t-il avec, dans la voix, ce qui me sembla être de la commisération. Vous verrez avec le chef du personnel. »
Celui-ci, qui ne comptait plus me voir réapparaître, ne savait que décider. Il se débarrassa de moi en me reléguant dans un minuscule bureau situé sous les toits, avec de vagues attributions – qui s’avérèrent de fait inexistantes. Manoubi, le coursier tunisien, n’avait pas bénéficié de la même mansuétude et avait été renvoyé sans indemnité d’aucune sorte. On me ménagea un certain temps, ne sachant si j’étais ou non sous la protection d’un syndicat. Constatant qu’il n’en était rien, et ma présence se révélant une source de distraction constante pour le reste du personnel – les unes après les autres, mes collègues montaient dans ma retraite, curieuses d’en apprendre davantage sur mes aventures soixante-huitardes –, on me licencia en y mettant les formes, me dispensant d’accomplir le préavis légal. La direction de l’entreprise était pressée de me voir quitter les lieux sans tarder.
Je me retrouvai sur le pavé à nouveau. Je ne le savais pas encore mais, durant ces quelques jours, ma vision du monde avait changé et ne serait jamais plus la même.
[1] Ancien hôpital du 8e arrondissement de Paris transformé en dépôt de police.
[2] Organisé le 27 mai par « la gauche non communiste », l’Unef, la FEN, le PSU et la CFDT.