Billet de blog 15 mars 2018

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« Cause toujours, mon vieux »

Par Chantal Ranger, en licence de Lettres modernes, Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône).

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Mai 68, Aix-en-Provence, faculté des lettres.

Je suis en 3e année de licence de lettres modernes. J'ai 22 ans.

Du jour au lendemain la fac est en ébullition. Je n'ai rien vu venir.

Les cours se poursuivent, mais de plus en plus souvent désertés par les étudiants qui ne cessent de se rassembler en AG, ou perturbés par des entrées fracassantes, et enfin transformés en lieux de débats ou de règlements de compte. Les professeurs n'ont plus la même place dans nos journées, leur visage change, leur habillement et jusqu'à leur attitude corporelle.

Il y a les stoïques qui essaient de nous parler et dont la voix disparaît sous les cris et les huées. Il y a les démagogues qui courtisent les étudiants et font semblant d'apporter quelque contribution. Il y a les plus estimables, ceux qui restent à l'estrade ou descendent dans les premiers rangs, qui prennent la parole à leur tour, que l'on applaudit ou que l'on conspue, et certains autres ou les mêmes, autour desquels se rassemblent quelques étudiants, les plus intelligents certainement (je n'y étais pas) ou les plus anxieux, avides de comprendre et de participer. On ne voit guère ces petits groupes laborieux, sauf lorsqu'on pousse la porte d'une salle de TP, au 2e étage, un peu à l'écart et à des heures inattendues, le jour ou la nuit.

Je me souviens d'un prof un peu veule, qui traînait dans le hall d'entrée à 9 heures du matin en charentaises, montrant ainsi qu'il avait « occupé la fac » cette nuit.

Car « on occupait », on venait passer la nuit à la fac, depuis la cité universitaire proche, sa couverture sous le bras. J'y suis allée un soir en cet équipage et revenue dans ma chambre assez vite, après que quelques garçons un peu va t’en guerre aient montré à la novice que j'étais la trace d'une balle – un petit trou rond – dans le plâtre du mur du couloir où je m'étais installée… Les « fafs[1] » avaient tiré la veille, de l'extérieur…

J'essaie de me rappeler les raisons et le sens de tout cela, de ce bouleversement à la fois intime et collectif, dans cette brave université toute neuve, dans cette belle ville d'Aix-en-Provence qui, avant d'être ce qu'elle est devenue, était une sorte de paradis pour étudiants, français et étrangers (américains, suisses, allemands, égyptiens…) paradis dont les jardins étaient le cours Mirabeau, la rue du Quatre-septembre avec sa fontaine aux dauphins historiques, la rue Mignet, le passage Agard et tout le merveilleux centre-ville où des copains avaient leur chambre meublée, tomettes rouges bien cirées et commode Louis-Philippe… et juste un peu plus loin, le Tholonet et ses platanes immenses au pied de la Sainte-Victoire qui n'était pas encore canonisée, bien que déjà furieusement cézannienne, les jours de mistral. On prenait le temps d'aller y boire un café, maintenant que le bachotage n'était plus au centre de nos activités. On y allait en « dedeuche » [2CV] tant qu'il y avait encore de l'essence, puis plus rarement, à pied (6 kilomètres).

Nous n'avons pas mis le feu au Paradis, comme cela se faisait à Paris, nous écoutions très peu la radio et encore moins la télé. C'est le bouche-à-oreille qui fonctionnait le mieux. On entendait parler de Daniel Cohn-Bendit, et des relents antisémites sortaient des conversations de ceux qui en avaient « marre du désordre et voulaient passer leurs examens ».

Une fois, ou deux, un Parisien, ou deux, sont venus parler de ce qui se passait « là-haut », mais je ne suis pas allée les écouter. Il y avait les « politisés » et les autres. J'étais de ces autres mais je me disais confusément qu'il faudrait y comprendre quelque chose, un de ces jours.

Beaucoup d'étudiants de la région étaient rentrés chez eux au premier écho de grève générale, surtout les filles il me semble, encore minoritaires et qui craignaient les intrusions bruyantes des garçons dans les couloirs de la cité U (il y avait le bâtiment des garçons et celui des filles, les visites étaient interdites dans les deux sens).

Les Vauclusiens, les Varois, les Gardois étaient donc partis, les Corses aussi je crois, habituellement prompts à affirmer leur droit de passage au restau U avec une mâle énergie, mais qui semblaient n'avoir aucune motivation pour en découdre avec les CRS ou les gardes mobiles – dont on parlait beaucoup mais qu'on voyait très peu.

Je crois que les Marseillais étaient restés plus nombreux, en tout cas ils étaient les meilleures grandes gueules dans les amphis, experts aux insultes ciblées : « Va rue Thubaneau[2], maquereau ! » à un prof qui proposait je ne sais quel rapprochement entre deux factions irréconciliables.

L'un d'entre eux avait occupé l'estrade assez longtemps, il revendiquait le droit de jouer du Molière avec l'accent du midi. Une militante respectée, Janine A., (corse pourtant celle-là, mais femme aussi !) l'avait calmé à la fin et repris la parole « pour élever le débat ».

Restaient donc les étudiants dont la famille était éloignée (c'était mon cas), et tous ceux qui avaient un intérêt ou un autre, y compris amoureux, à être présent dans ces journées inoubliables (c'était aussi mon cas).

Dans les AG émergeaient des leaders aux méthodes et aux paroles très diverses : le maoïste excité et populaire, le trotskiste à la voix posée au milieu du vacarme, la fille sexy qui venait témoigner, et peu à peu, les affiliés de près ou de loin au PC, introduisant dans l'amphi une délégation de la CGT du pôle industriel de Berre, venus défaire l'accusation qui leur était faite, de « prendre le train en marche… ».

Je me souviens d'un sit-in devant la sous-préfecture, cours Mirabeau.

Quelques cars de gardes mobiles gardaient l'entrée du cours et tout le monde s'est bien tenu. Nous sommes repartis après qu'une délégation a été reçue et soit revenue avec une promesse du genre : « Si vous vous tenez suffisamment tranquilles, nous ferons de même… ».

Sur le chemin du retour vers la fac nous étions à la fois amers et rassurés, chacun discutant à sa manière de l'efficacité ou de l'inefficacité de nos délégués du jour et mijotant de nouvelles actions.

À mesure que les nouvelles de Paris prenaient toute leur ampleur, nous sentions décliner en nous l'allégresse de ceux qui parlent et s'agitent mais n'agissent que très peu. La grève paralysait à peu près tout.

Courant d'une AG à l'autre, dormant peu, mangeant mal, je suis allée voir un médecin en ville qui diagnostiqua une sérieuse anémie, et me dit en hochant la tête : « Vous feriez mieux de rentrer dans votre famille. » À quoi je répondis in petto : « Cause toujours, mon vieux. »

Commençaient à fleurir les recherches-actions qui devaient se développer par la suite, les petites troupes de théâtre qui avaient rencontré « des militants gauchistes » à Vincennes ou ailleurs. Je ne comprenais pas grand-chose à l'idéologie qu'elles voulaient mettre en scène. Sur les planches, la nudité commençait à devenir un drapeau de révolte et cela me gênait. Je sortais de ma chrysalide et je doutais de moi.

J'apprenais que je ne savais pas penser et que c'était peut-être le moment de m'y mettre. Comment ? Je l'ignorais, bien sûr, et ce sont les rencontres qui par la suite m'ont éduquée.

En juillet, avant de quitter la fac et sa grève illimitée finissante, je fis l'une de ces rencontres. Je venais d'acheter des cerises sur le marché, place de la Madeleine et je marchais dans la rue en les picorant. Une main se tendit vers mon sac de papier et quelqu'un me dit : « Je peux ? » Il me vola quelques cerises avec un regard charmeur.

Plus tard, je le retrouvai dans la salle de la cité où trônait la télévision. Marceau (c'était son prénom) était Parisien, étudiant de troisième cycle en Histoire. Il me dit qu'il terminait un mémoire sur le camp d'internement et de déportation des Milles, à quelques kilomètres d'Aix.

Je n'y avais jamais mis les pieds. Il m'y emmena, et dans le petit café des Milles, sous la tonnelle, me parlait des camps, et de l'Algérie, et d'autres événements politiques récents ou anciens… Il se montra poliment horrifié de mon ignorance. Je ne savais pas ce qu'était une ratonnade ? Il avait du mal à le croire. J'avais 22 ans, tout de même.

Notre chaste idylle s'arrêta là, il repartit à Paris sans que je l'aie revu.

Ces nouveaux horizons soudain éclairés se superposaient aux découvertes de Mai 68… qui était devenu juin, puis juillet 68.

J'avais changé.

Je partis en Suisse, dans le canton de Soleure, pour un mois. Un ami m'avait trouvé un boulot pour l'été dans une auberge. Là-bas, personne n'avait jamais entendu parler d'Aix-en-Provence, ni ne parlait de Mai 68, ou alors avec des mots où je ne reconnaissais rien de ce que je venais de vivre.

J'étais détentrice d'un secret qui développait ses conséquences sans bruit, mais irréversiblement.

[1]Surnom donné au groupe d'étudiants engagés à l’extrême droite, réputés venir de la faculté de droit.

[2]À l'époque, une rue chaude de Marseille.

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