Billet de blog 20 avril 2018

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«Je fais une fugue… ignorant que le mouvement étudiant démarra ce même jour»

Par Patricia Helissey, collégienne, Paris (5e)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Mon cadre de vie est le Quartier latin. Je l’idéalise et j’adore m’y promener en solitaire. Ces balades nourrissent mon imaginaire et ma créativité. Sous un large ciel ouvert se croisent tous ces lieux de mémoire, de savoir et de culture.

C’est mon quartier ! « Et je te prends Paris dans mes bras plein de zèle » avec dans la tête « Mrs Robinson », « Nights in white satin » et « Hair » dans le cœur, tandis que Jacques attend 5 heures que tu t’éveilles…

J’habite rue du Fer-à-Moulin, en face du square où se retrouvent tous les enfants du quartier. Pas question de devenir « sauvageons ». L’éducation est ici collective. Chaque adulte, voisin ou commerçant, d’un simple regard, y veille. Nos bêtises restent innocentes et nous craignons l’autorité.

Nous aimons « notre clochard » pour qui nous ramassons les mégots par terre qu’il récolte dans une vieille boîte en fer de pastilles Valda.

Mon père laisse toujours son Ariane ouverte pour lui ou d’autres, si besoin. René, adulte « simple d’esprit » aime partager nos jeux, habillé en pompier. Jamais aucun de nous ne le rejette. C’est comme ça.

Mais c’est l’heure de laisser la place à nos cadets. L’émergence d’une force vive nous attire ailleurs. « Peace and Love » est semé et gagne nos esprits. Le look hippie, foulard indien noué autour du cou, fleurit ça et là. Je « pique » une jupe à ma mère, que je coupe en minijupe. Mon père acquiesce, mais pas mon prof principale qui, en pleine classe, alors que je descends de l’estrade, me dira : « Françoise Hardy je comprends…mais vous !!! »

Et puis c’est jeudi ! Pas d’école ! Rendez-vous rue de la Mouff !! Les marchandes de quatre saisons ont remballé leur charrette à bras, mais la rue reste très animée jusqu’à la place de la Contrescarpe.

Au 76, « la Maison pour Tous », patronage laïque, pionnière de l’éducation populaire, nous accueille. On s’y sent chez soi et libre ! Anne Sylvestre, les Quatre Barbus et autres artistes y sont nos complices et nous taquinent. J’adore les cheveux blancs du directeur Raymond Rouleau, en me demandant comment il fait pour les avoir si blancs.

Raymond Devos y fait ses débuts. Et j’apprendrai plus tard que Jaurès, Troski, Lénine y auront animé des conférences… Sartre et Beauvoir y viendront pour des débats philosophiques, politiques et féministes. C’est là que nous recevrons notre premier cours d’éducation sexuelle… Vers la libération des mœurs…

Pendant ce temps, la mobilisation contre la Guerre au Vietnam, s’amplifie ça et là.

La photo de Kim Phúc, la petite Vietnamienne brûlée au napalm, courant nue sur la route, trône dans mes jardins secrets. Tandis que le mannequin du président Johnson est brûlé place Saint-Michel !

La contestation gronde et la cause noire prend de l’ampleur. Ils ont assassiné Martin Luther

King ! Ma révolte s’affirme.

Je suis métisse quarteronne mais cela ne se voit pas. Pourtant non violente, je viens à me battre pour défendre mon amie d’enfance Catherine, noire, lorsque d’autres jeunes la traitent de « Blanche Neige » ou de «  Blanquette ». Je ne les crois pas racistes, mais ignorants : je ne connais que deux Noirs dans notre quartier. Mais on commence à les découvrir davantage sur nos écrans TV encore en noir et blanc. Chanteurs… danseurs… mannequins…

James Brown, Aretha Franklin, Otis Reding… vont imposer leurs rythmes.

  1. Smith et J. Carlos vont lever leur poing ganté en octobre aux Jeux olympiques de Mexico.

Et puis « Devine qui vient dîner ce soir » est un pavé dans la mare… La polémique gonfle…

Les préjugés raciaux ancestraux et conservateurs sont ébranlés…une force générationnelle sans précédent est en route : « Le Flower Power »… Le Festival de l’île de Wight va laisser ses marques…Woodstock se prépare…

La jeunesse développe de nouveaux mythes et symboles… Elle prône la liberté d’expression et l’esprit communautaire… Elle revendique l’Amour, pas l’argent…

La contestation est pacifique. 

J’ai la sensation de vivre un moment historique qui laissera son empreinte, un marqueur de vie. Je rêve demain et j’apprends à oser dire NON ! Je serai renvoyée un mois de la cantine pour avoir dénoncé l’absence de rab qu’emportaient les surveillantes chez elles.

L’heure n’est plus pour moi de me rendre à mon collège rue Monge, en sautant sur des marelles imaginaires sans marcher sur les lignes du trottoir, comme je le faisais depuis mon enfance. J’ai 15 ans et je m’affirme. Je déteste, lorsque rue de la Clef, les ouvriers nous hèlent à notre passage de « tss !tss ! » aguicheurs. On me dit qu’ils sont Algériens et que leurs femmes sont restées au pays. J’entends aussi « qu’ils sont là pour faire le sale boulot que refusent les Français ». Mais je connais leur guerre. Je ne veux pas devenir raciste.

Au fond des tranchées, ils creusent les fondations de la future fac de lettres Censier, venant remplacer les Halles aux cuirs dont les remugles me reviendront en lisant Le Parfum de Süskind.

Je revendique mon look : cape marron, béret vert et petites lunettes rondes bleues. Mes icônes sont Julie Driscoll et Mia Farrow. Je veux être styliste modéliste… ou hôtesse de l’air, métier bien payé assurant une autonomie et les grands voyages… Je me rendrai compte à temps qu’elles sont en fait, à mes yeux,  « des servantes de luxe ». 

Notre collège – de filles – est grand est lumineux. Nos professeures sont bienveillantes mais n’hésitent pas à nous faire laver « nos yeux charbonneux » lorsque nous osons nos premiers traits de Khôl. Nous résistons et collectionnons les mauvaises notes.

Sur mon dossier : très bonne élève mais indisciplinée.

Nous sommes filles d’ouvriers, de concierges, d’artistes… nous sommes complices car nous nous suivons depuis la maternelle. Aucune discrimination visible, les chances sont les mêmes pour chacune d’entre nous.

À cette époque, le mot « ouvrier » porte toute sa noblesse et suscite le respect. Nous savons qu’avec leurs aînés, ils se sont battus pour obtenir de nombreux acquis sociaux. Tout comme « nos » concierges ne sont pas la caricature de poissonnières à la gouaille tonitruante. Elles savent rendre service.

À deux pas de notre collège, les Arènes de Lutèce puis le jardin du Luxembourg sont le théâtre de nos rendez-vous « clandestins » avec les garçons d’Henri-IV qu’il nous arrive d’attendre devant leur lycée…

Mais le vent de révolte se rapproche… Les rumeurs gonflent… Plus d’huile, ni de sucre, l’essence se raréfie… Les Parisiens prennent peur en écoutant les nouvelles – celles de la radio et celles de la rue : Nanterre ! Gay lussac ! Boul’Mich’… « Les CRS veulent détruire les barricades à coups de bombes lacrymogènes » ; «  les insurgés leur répondent avec des pavés des cocktails Molotov »…

Mon père et ma grand-mère – qui en fait craint pour son fils – sont de toutes les manifs. La radio est branchée en permanence et vocifère en direct les cris des manifestants :

 « CRS …SS…ÉTUDIANTS…DIANTS …DIANTS… !

DE GAULLE ASSASSIN… ! Grève Générale ! »

Les mots « barricades », « assauts », « revendications », « émeutes » raisonnent en boucle.

« C’est la chienlit ! » Mais  « sous les pavés, la plage ! »

« Ce qui se passe dans la rue est que toute une jeunesse s’exprime contre une certaine société » : ce Cohn-Bendit m’impressionne par son audace, sa détermination, la hauteur de ses discours, son pouvoir de conviction. « Dany Le Rouge » n’a que 23 ans.

Je veux faire partie du mouvement… Mes parents refusent. Trop jeune ! 

Le 22 mars c’est « Ma » révolution ! Je fais une fugue… ignorant que le mouvement étudiant démarra ce même jour. Je me refuse à partir de ce quartier pour aller habiter en banlieue : le 1 % patronal propose à mon père un logement plus grand où nous aurons chacun notre chambre et une salle de bain ! Je n’en ai que faire ! C’est pour moi une véritable déchirure ! Je déteste déjà mon futur lycée… 

Mais je vais finir l’année dans mon collège. Du deuxième étage, agglutinées aux fenêtres, nous voyons les fourgons de CRS remonter la rue Monge vers la Mutualité et la Sorbonne… tandis que les sirènes hurlent… Nous voyons les grilles des arbres voler…des pavés et autres gravats jonchent les trottoirs… des voitures sont couchées…

Ça a bardé rue Gay-Lussac… !  On raconte que des ambulanciers venus secourir des blessés, se sont fait tabasser…  Les « paniers à  salade », se remplissent… Les matraques, « les bidules » ont sévi cette nuit !...

Les grèves se durcissent. Les ouvriers rejoignent le mouvement. Les usines ferment les unes après les autres. Près de 10 millions de grévistes. 

Nos révisions pour le BEPC sont interrompues – tout comme le Festival de Cannes – mais nous aurons toutes notre brevet. « Ils nous l’ont donné. »

«  C’était au temps où les Jeunes contestaient

    C’était au temps où les Jeunes y croyaient

    C’était au temps où Paris s’enflammait

    C’était au temps où Paris partageait…

    Et on voudrait qu’je baisse les bras !

    Et qu’je renonce à tous mes droits ! »

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