Ma mère, Wanda Bouleau-Rabaud, était bibliothécaire-conservateur à l'École des Beaux-Arts de Paris. À cette époque, la cour de l'école, côté rue Bonaparte, était un musée lapidaire notamment des restes du château de Gaillon maintenant restauré. Cette cour donne aujourd'hui encore, accès à la « chapelle » où sont disposés, comme dans les églises italiennes surchargées de chefs d'œuvre, des moulages en plâtre patinés destinés à édifier les jeunes artistes sur l'art d'Occident et leur permettre de s'entraîner au dessin.
C'est surtout à propos d'autres plâtres, les moulages de statues antiques situés au rez-de-chaussée du bâtiment de la bibliothèque et les colonnes de temples grecs grandeur nature dans la cour vitrée, que son inquiétude fut à son comble lors des événements de Mai 68. Ceci la conduisit à des décisions imprévues. Souvenons-nous que le 14 mai, un comité de grève provisoire informe l'administration de l'École des Beaux-Arts que les élèves « prennent possession » de tous les locaux. La violence verbale est extrême, contre le capitalisme, contre la société de consommation, contre l'art bourgeois, contre la sélection dans l'enseignement, pour l'art de la rue. Dès le 15 mai, les ateliers de peinture, de lithographie et d'architecture sont transformés en Atelier populaire qui produit à un rythme soutenu des affiches – souvent talentueuses – radicales visant le renversement de l'ordre établi. Puis vient la grève générale, la mise en alerte des troupes d'infanterie mécanisée, et la grande manifestation du 30 mai. Elle craignait que l'esprit révolutionnaire des étudiants s'en prenne à ces témoignages – parfois uniques au monde – de la culture classique. Il y avait aussi une menace pour les collections de dessins, de peinture et de gravures (avec des noms aussi célèbres que Véronèse, Primatice, Michel-Ange, Le Brun, Poussin, Lorrain, Dürer, Rembrandt, Ingres, Boucher, etc.), ainsi que les ouvrages de valeur de la bibliothèque (les incunables notamment). Durant toute cette période et jusqu'à la mi-juin, inquiets, à juste titre, des risques de vandalisme et d'incendie même par accident, Wanda et son mari, le peintre Charles Bouleau, s'organisent pour être en permanence sur place nuit et jour. Ils dorment toutes les nuits sur des matelas pneumatiques installés dans la bibliothèque. Finalement le drame est évité, des plâtres sont brisés mais dans l'ensemble les dégâts sont relativement mineurs.