Nous étions mariés depuis presque quatre ans. Murielle est née en septembre 1966, Fabienne un an plus tard. Nous habitions au Val Fourré, dans un petit immeuble neuf. Je travaillais à la Poste où j’étais militant à la section CGT, dont j'étais responsable. Nous éditions un bulletin, Feuille d'Avis, mais j'avais souhaité être relayé car j'avais accepté des responsabilités à l'union locale des syndicats, et étais directeur de publication du journal Réalités sociales (j'ai d'ailleurs pu me procurer quelques numéros aux archives de la Bibliothèque nationale, et la lecture de ces numéros m'a permis de retrouver l'activité syndicale aux PTT de Mantes). Avec nos deux jeunes enfants, Andrée, mon épouse, avait arrêté d'enseigner chez Pigier et, à la maison, pouvait utilement, et particulièrement en ce mois de Mai 68, écouter les infos à la radio et m’informer car l'UL-CGT et la section de la Poste m'occupaient beaucoup, d'autant que le collègue qui m'avait succédé était coincé en province avec les « événements ». Quatre postiers non grévistes assuraient une permanence aux guichets mais dans les nombreuses usines ou services de Mantes et sa région – Selmer, La Cellophane, Gringoire, Turbomeca, cheminots, Dunlop, Sulzer, Coignet, Ciments Lambert-Lafarge, Hadfields, Driver-Harris, Singer, Securite sociale–, des grévistes étaient piquets de grève et assuraient la garde de l'outil de travail. Nous ne recevions pas nos salaires car l'argent liquide n'arrivait pas, l'approvisionnement alimentaire et en carburant commençait à poser problème mais la solidarité s'organisait. Pas de télé, nous avions tout loisir pour discuter le soir entre voisins, nous cherchions dans nos réserves pour mettre en commun nos provisions, nous descendions au bas des immeubles pour jouer aux boules le soir, avec, notamment, les quelques policiers qui encadraient nos défilés de manifestations à la sous-préfecture ; j'ai même l'impression qu'ils défilaient avec nous ! À Mantes, je n'ai pas le souvenir d'incidents notoires, nous étions attentifs à ne pas être infiltrés par des casseurs (je me demande si les Renseignements généraux ne nous avaient pas mis en garde ?). Sur la fin du mouvement, tous les transports d'approvisionnement étaient sous la responsabilité de l'union locale. À propos de carburant, notre voiture familiale était une 403 mais nous n'avions plus de carburant, des voisins avaient indiqué à Andrée une station-service qui était un peu approvisionnée. Elle avait confié nos filles aux voisins pour aller pousser cette lourde voiture et recevoir quelques litres. Dans la file d'attente les chauffeurs s’entraidaient (Andrée avait proposé son aide à un conducteur de 2CV et obtenu la réciprocité pour sa 403 !). Le soir même je rentrai à la maison en lui annonçant que, directeur du journal de l'union des syndicats, j'avais reçu une « carte de presse » qui me permettait d'avoir des bons d'essence…
Depuis mon retour de service militaire en Algérie, je me trouvais engagé dans le mouvement syndical : à la Fédération nationale des PTT, au syndicat départemental de Seine-et-Oise où j'étais secrétaire des agents des services postaux et délégué aux commissions paritaires, à l'union locale CGT où j'étais secrétaire et chargé de la communication ; j'étais de moins en moins à la maison, professionnellement souvent détaché , je me retrouvais sur des fonctions polyvalentes du bureau de poste ou au bureau mobile. Le temps pour préparer le concours professionnel de contrôleur me manquait, la situation financière bien qu'améliorée après 1968 n'était pas brillante mais un changement professionnel et familial allait se produire : nous avons reçu, à la Poste, une note indiquant que des candidatures de détachement de postiers pour la Poste aux armées étaient ouvertes ; c'était un moyen pour améliorer notre situation financière et pour s'éloigner des fonctions syndicales et donc, dégager du temps pour préparer les concours… C'était tentant mais moralement cela représentait un changement important, de syndicaliste reconnu devenir militaire assimilé ! J’ai fait acte de candidature, presque certain que les éléments de mon dossier professionnel concernant les détachements syndicaux n'aideraient pas ma candidature auprès de l'armée, alors pas trop de chance d'être accepté. C'était sans compter sur le receveur des PTT de Mantes qui avait allégé mon dossier de toutes les activités syndicales. De plus, un directeur de la Poste aux armées avait travaillé à Mantes et ma candidature l'avait interpellé. Début 1969, j’ai été convoqué à la direction centrale de la Poste aux armées à Paris ; retenu, habillé en militaire, barrettes dans le paquetage, le soir même un ami me déposait en tenue à la gare de Mantes pour commencer alors un détachement de plus de dix ans qui nous permettait de partir en Allemagne, en Polynésie, avant de revenir en métropole en ayant mis à profit cette période pour passer concours et examens professionnels et avoir une situation pécuniaire améliorée. J’ai réintégré mon administration d'origine en 1981 comme comptable public (receveur des Postes) puis cadre et cadre supérieur en qualité de directeur d'établissements en région parisienne et à Paris avant de prendre ma retraite.
Revenons à 1968 en vrac : pendant les périodes de pénuries, entre voisins, nous trouvions parfois dans les placards de réserves, une bouteille de champagne, une bonne bouteille, puis une autre gardée précieusement pour une grande occasion, tellement vieille que c'était ... de l'eau , mais l'ambiance était là !