Billet de blog 20 juillet 2018

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« Je me vivais comme fils d’ouvrier »

Par Patrick Besenval, étudiant en classe préparatoire au lycée Condorcet, Paris (9e)

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De nombreuses années après Mai 68, j'ai découvert le film de Louis Malle Milou en mai. J'ai été frappé de voir à quel point il reflétait ce que j'avais vécu moi-même. Dans le film, chacun fait sa petite révolution personnelle. L'un remet en cause son couple ou sa voiture, un autre ose dire ce qu'il n'a jamais osé dire, un autre se livre au plaisir hédoniste de la pêche. Je n'ai pas revu le film depuis longtemps et je ne suis pas sûr qu'il y ait exactement ces scènes-là dans le film mais c'en est bien le sens qui s’en est dégagé pour moi.

Moi, j'étais à Condorcet. Fils de la toute petite bourgeoisie, je faisais un parcours de revanche sociale et d'ascension républicaine. J'étais en khâgne. J'avais les meilleurs maîtres dont le philosophe Jean Beaufret[1]. Et puis d'un seul coup la machine s'arrête. Désœuvré et en panne de cours, je vais pour ainsi dire « me promener » au Quartier latin. Je rentre dans un amphi où une réunion a lieu réunissant d'autres khâgneux et je vois le premier débat : on y remet en cause la façon dont l'enseignement aborde le savoir et le dispense. Je ne suis pas du tout politisé. Je regarde ce qui se passe à la tribune, cela met en perspective ce que je vivais comme naturel depuis toutes ces années de lycéen appliqué et avide de savoir. Comme je me vivais comme fils d'ouvrier - alors que mon père était petit patron menuisier et ma mère commerçante - et comme issu d'un milieu populaire - puisque mes grands-parents paternels étaient des petits paysans valdôtains immigrés - la remise en cause de la société bourgeoise me parlait. Je découvris aussi l'habileté tribunicienne et manœuvrière de Kaisergruber[2] et sa puissance à entraîner un auditoire. J’appris sa mort quelques années plus tard qui résonna pour moi en écho au film de Romain Goupil, « Mourir à 30 ans ». Je le vois passer du côté de la tribune au centre. Cela devient vraiment palpitant comme une pièce de théâtre. Je vais y aller tous les jours pour voir l'acte suivant. Kaiser va même un moment jouer le report du concours d'entrée à l'École normale supérieure de la rue d’Ulm dans un débat public avec le directeur de l'école qui s’y prêta  parce que les étudiants des lycées Henri-IV et Louis-le-Grand étaient dans la salle, mobilisés. C'est une grande joute oratoire. La Chanson de Roland. Kaiser gagnera, l'auditoire applaudissant à tout rompre va faire prendre conscience au directeur qu'il n'a pas le choix. Le report sera décidé.

Je découvre aussi l'excès verbal des oppositions entre communistes, trotskistes et maoïstes. Je me souviens très bien de Lardreau[3] hurlant « social clown », « social pitre » à côté de moi pour couvrir d’opprobre un orateur communiste qui était à ses yeux le pire des traîtres à la classe ouvrière.

Je ne participerai qu'à une seule manifestation, la grande manifestation qui démarra de la Bastille. Enfant sage, je rentrerai chez moi le soir, j'écouterai la radio au milieu de la nuit.

La circulation des transports en commun étant arrêtée, je me déplace à pieds ou en stop. Je me souviens d'un automobiliste qui m'a pris dans sa voiture. Comme tout le monde, il était dans la curiosité de ce qui se passait et, vu mon âge, je devenais pour lui une source d'information de première main. Il était aussi dans le débat, dans le dialogue, tant et si bien que j'oublierai même de descendre de sa voiture au moment à la Concorde, étape pratique pour aller vers ma destination. Il me lâchera en bord de Seine – nous avions tous les deux tout oublié, nous parlions, parlions, parlions. Il essayait de comprendre, de formuler une position. Moi je commençais à tirer les bénéfices d'un discours déjà rodé et qui me conférait une position d'éclaireur de la juste lutte d'une société en marche. Je pratiquais aussi cela chez moi, avec ma famille, jouant sans doute grâce à cela une bien sage émancipation.

Fin mai, je reprenais mon job d'été à la SNCF. Je me souviens d'un déjeuner à Avignon pendant une pause et de ma surprise de voir à quel point, quand je quittais le théâtre des opérations qu'était Paris, 1968 n'existait pas et comment la vie continuait comme avant.

[1] À qui Heidegger a adressé la « lettre sur l’humanisme ».

[2] David Kaisergruber dirigera avec Danielle Kaisergruber la revue Dialectiques. Dans les années 1978, cette revue servira d’appui au groupe des ex-animateurs de l’Union des étudiants communistes des années 1970 pour des manifestations et des meetings visant à une rénovation du Parti communiste en se rapprochant en particulier des groupes althussériens.

[3] Guy Lardreau, qui sera d’abord un des penseurs influents du courant maoïste, puis sera connu comme un des « nouveaux philosophes ».

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