Billet de blog 23 février 2018

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«Héritière des combats et victoires des syndicalistes de la génération de la guerre»

par Françoise Bosman, 20 ans, BTS de commerce, option secrétariat de direction, École nationale de Commerce, Paris (17e), boursière

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En 1968, j’ai 20 ans. À cette époque, le Front populaire me semblait très loin dans le passé. Aujourd’hui, cinquante années me séparent de mon entrée dans le militantisme actif.

Demeurant dans l’ouest parisien (Courbevoie/Bécon-les-Bruyères), je suis issue d’un milieu très modeste, très intellectualisé et artiste, également très militant et viscéralement athée. Mon père Georges Bosman (1916-2010) est métallo à Courbevoie, syndiqué CGT, cousin-germain du dirigeant PCF, CGTU et CGT Léon Mauvais (1902-1980). Ma mère Johanna Schönhals (née à Berlin en 1922), violoniste, communiste allemande apatride par le régime nazi, est à la maison avec ses quatre enfants et n’a jamais été salariée. Il reste deux personnes de sa famille en 1945 : elle et son père. Mes parents ont vécu la bataille de Berlin séparément. Ils se marient à Berlin-Spandau le 6 juin 1945.

Nous, les quatre enfants, devons à nos parents d’avoir connu les réalités de la Seconde Guerre mondiale par le détail dès notre plus jeune âge. L’Humanité, Études soviétiques, Heures claires et Modes et Travaux font partie de nos lectures régulières.

En 1968, j’entame après le bac Philo deux années du tout nouveau brevet de technicien supérieur de commerce, option secrétariat de direction, à l’Ecole nationale de Commerce du boulevard Bessières à Paris (17e). Je suis boursière et c’est évidemment un choix de nécessité familiale. 1967-1968 est donc ma première année d’études supérieures courtes.

Au démarrage des événements, mon école est tout de suite prise en main par l’Unef à laquelle je n’adhère pas, car les motivations contradictoires et les joutes verbales à n’en plus finir ne me conviennent pas. À côté, le lycée Honoré-de-Balzac hisse le drapeau noir et la jeunesse des deux établissements ne semble pas se côtoyer. Mon scepticisme est grandissant quand j’assiste, à l’invitation de l’Unef, à la prestation dans notre amphi d’un jeune monsieur sec et mince en costume, cravate et cartable : Michel Rocard[1] vient nous exhorter à faire la Révolution tout de suite. On est sensiblement en avril 1968.

Je débats avec mon père de ma première grève qui est pour moi une grève scolaire de fait. Il écoute attentivement, mais je perçois que les revendications de la jeunesse encore aux études ne sont pas ce qui lui paraît devoir transformer la vie. Je dois dire que je suis aussi sur ma faim, en raison sans doute de mon éducation familiale où les questions de l’exploitation capitaliste sont décortiquées de manière régulière au fil de nos lectures, de leurs réalités économiques à leurs implications idéologiques. Sur Michel Rocard (qu’il ne connaît pas car on n’a pas la télévision), mon père me met en garde contre l’aventurisme politique.

Quelques semaines plus tard, demeurant en bord de Seine et du parc de Bécon, le fleuve répercute l’écho du vacarme et des tirs de la « nuit des barricades » et, sur fond de tour Eiffel, nous voyons l’embrasement du quartier latin à Paris dans le ciel du soir et de la nuit. J’ai confirmation alors que rien n’est à espérer sans l’intervention massive de la classe ouvrière.

J’ai des débats épiques avec mon père sur l’élargissement du mouvement aux ouvriers. Ma mère évoque les charges de la police à cheval à Berlin contre les spartakistes et l’obligation pour son père de se cacher hors de la maison des jours durant.

Je n’étais pas à l’époque encore une grande habituée de Paris. Mes incursions, en plus de mon école vers la porte et la place Clichy que je trouvais sinistres, étaient la gare Saint-Lazare par le train de banlieue en gare de Bécon et le magasin du Printemps qui suffisait amplement à un argent de poche que je n’avais pas et que j’ai toujours refusé, même lorsque mon père plus tard est passé contremaître (après deux refus de sa part car il ne voulait pas ouvrir et fermer l’usine du patron et être son « larbin » !).

La grève des ouvriers, et plus largement des salariés, m’a impressionnée et cette puissance d’impact m’a durablement marquée comme étant le coup de semonce essentiel de cette lutte. Je vais à ma première manifestation toute seule le 13 mai 1968 à Paris. Quel bonheur ! Je me place en tête pour ne rien manquer et j’ai bien failli faire toute la manifestation sur le trottoir. Je défile dans la fin de parcours parmi de joyeux hospitaliers et, suivant le conseil de mon père, je rentre à la maison au terme du cortège officiel sans attendre.

À partir de ce jour, mon père est revenu de l’Union locale CGT de Courbevoie avec de nombreux dossiers. Tous les soirs, après 10 heures passées debout devant sa machine, il a travaillé à de nouvelles rédactions de la convention collective de la métallurgie. Les prêtres-ouvriers de son usine sont venus régulièrement à la maison et aussi des syndiqués portugais. Ma mère s’est mise à recopier tous les chants spartakistes pour un prêtre-ouvrier qui les a appris séance tenante, en ne pouvant s’empêcher de pleurer comme une madeleine et en emportant ce cahier comme un trésor… qui me manque aujourd’hui. Cette convention collective sera négociée avec le patronat en septembre 1968 seulement, ce qui montrait bien que la grève ouvrière tapait dans le dur des patrons. J’ai expérimenté aussi ce qu’était l’engagement syndical opiniâtre pour faire avancer les revendications sur la longue durée. L’usine de mon père ne s’est pas mise en grève, mais les syndiqués de la seule CGT sur le site ont noirci des pages et des pages, car ils voulaient leur convention collective nationale !

Durant tout ce temps, mon père n’est pas investi dans une perspective de changement politique et je n’ai pas souvenir de meetings politiques publics dans notre commune. Roger Guérin, conseiller général, et son épouse Rose, étaient les dirigeants locaux du PCF et mes parents les appréciaient par-dessus tout. La Maison des Jeunes et de la Culture proche de notre immeuble - et que je fréquentais pour les cours de danse de Monika - était dirigée par un communiste dont l’épouse était berlinoise comme ma mère, Jean et Monika Pagneux.

Aux élections législatives des 23 et 30 juin 1968 où je ne vote pas en raison de mon âge, mes parents votent communistes comme toujours, ainsi que ma sœur aînée. Patatras ! Le général de Gaulle se récupère une chambre introuvable à droite et seul le Parti communiste résiste à gauche, sans recueillir réellement les fruits de la lutte sociale. Ce constat me marque profondément pour toute la suite de ma vie militante. « Tu vois, me dit mon père, le gauchisme c’est l’aventure et il n’apporte rien aux gens modestes et pauvres. Ils font beaucoup de bruit, mais pas de voix aux élections. Pire : ils déclenchent toujours une mobilisation de la pire réaction ». Son trésor du moment et de son avenir, c’est « sa » convention collective de la métallurgie et tous les acquis salariaux. Le mieux-être financier à la maison a été immédiatement sensible.

J’ai encore 3 souvenirs de cette année 1968 :

-          Le premier est international : nous rentrons de Berlin en voiture après des vacances pour voir mon grand-père Erwin Schönhals (1892-1975) à Berlin-Ouest. On doit être une semaine avant la fin août 1968. Passés les contrôles à la sortie de la capitale à Drewitz Checkpoint Bravo, nous voyons venir en sens inverse sur l’autoroute les blindés de l’Armée rouge. Un flot ininterrompu de tanks, camions et jeeps sur les 200 kilomètres de RDA, le temps pour nous de passer le « rideau de fer » à Marienborn-Helmstedt (il convenait de mettre 2 heures pour ce passage à vitesse imposée de 100 km/h). Mes parents sont livides. Coupés des informations durant ces vacances, mon père est convaincu que c’est de nouveau la guerre. Aurons-nous vu notre grand-père pour la dernière fois ? L’affaire tchécoslovaque est pour notre famille le commencement d’un grand désenchantement, cependant tempéré par la nécessité de faire front aux agissements du bloc capitaliste.

-          Le deuxième concerne le début de l’année 1969. Je suis parmi les premiers délégués de classe suite à la loi Edgar Faure[2]. C’est mon premier mandat électif qui permettra principalement d’être associée au classement final de la seconde année du BTS et d’organiser au mieux l’attribution des stages en entreprises.

-          Enfin, après coup, le troisième concerne mon arrivée au travail, dans le cadre de ma deuxième année de BTS. Mon « stage en entreprise » entre mars et juin 1969 se déroule – au grand dam de mes professeurs à qui les grands sièges sociaux de La Défense ouvraient grand leurs bras – aux Archives nationales à Paris (3e). Je décèle qu’il y a eu quelques mois auparavant majoritairement une très grande peur et un grand soulagement du résultat des élections législatives. Je comprends que j’entre dans un autre monde, ce qui était déjà le cas durant mes années de lycée.

Tout cela me conduira à ne jamais exercer la profession de secrétaire de direction. Je décide d’entrer officiellement aux Archives nationales en septembre 1969 sur vacations et de passer un concours de catégorie B dès l’année suivante, me permettant d’apprendre le métier d’archiviste sur le tas. J’adhère à la CGT et au PCF en 1970. Etudiante salariée (1970-1974), je fais une licence et prépare une maîtrise de philosophie aux cours du soir à Paris X-Nanterre grâce à la réforme de l’enseignement supérieur et aussi à l’engagement des professeurs communistes (Georges Labica, Jacques Bidet entre autres), mais l’explosion des droits syndicaux est telle au Ministère de la Culture que je suis happée littéralement. Je vais faire partie des jeunes qui montent dans la CGT. J’ai le sentiment que je suis véritablement héritière des combats et victoires des syndicalistes de la génération de la guerre comme mon père et que le passage du témoin s’est fait. J’interromps ma maîtrise (G. Labica ne me donne pas raison) et effectue 13 années de permanence syndicale à partir de 1972 aux Archives de France d’abord, puis au Ministère de la Culture (secrétaire générale adjointe puis secrétaire générale du Syndicat CGT des Personnels des Affaires culturelles entre 1974 et 1980), enfin à la Confédération dans le cadre de la création de l’Institut CGT d’Histoire sociale et de son centre confédéral d’archives (1982-1985).

À partir de 1985, je considère que la vie de permanent n’est pas tout et que la relève syndicale est là. Je passe un concours de catégorie A de chargée d’études documentaires et je reprends du service aux Archives de France pour une carrière scientifique jusqu’à ma retraite en 2011 en inaugurant un des premiers tours extérieurs (promotion sociale) d’accession au corps des conservateurs du patrimoine en 1993, puis en étant promue conservateur général en 2004.

Je suis aujourd’hui syndiquée retraitée à la CGT-Culture, PCF et France Insoumise.

[1] Michel Rocard est alors à la tête du PSU, Parti socialiste unifié, créé en 1960 et qui se positionne en soutien au mouvement étudiant.

[2] La loi Edgar Faure a été votée en novembre 1968 pour refondre l’éducation nationale sur la base, en partie, des revendications issues de la contestation de mai-juin 1968 à l’égard du système scolaire.

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