Billet de blog 23 février 2018

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« Nous allons avoir notre petite révolution » et «Nous nous croyons en guerre civile»

Deux regards un peu "décalés" sur les événements : « Nous allons avoir notre petite révolution », extraits du journal intime de Catherine Bierling 14 ans, lycéenne, Beauvais (Oise) et « Nous nous croyons en guerre civile », par Marie-Hélène Congourdeau, étudiante en histoire à la Sorbonne-Censier (Paris).

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« Nous allons avoir notre petite révolution » 

Catherine Bierling 14 ans, lycéenne, Beauvais (Oise)

(JOURNAL INTIME)

11 mai 1968

1968 : est-ce que ce sera une date dans les livres d’histoire de l’an 2000 ? C’est bien parti pour.

Oh, comme c’est compliqué à expliquer, tout ça.

Pour moi, l’agitation a commencé ce matin. (Bulletin d’information en ce moment, Pompidou va faire une allocution à 23 heures, que je vais écouter. Reportage sur la rue Saint-Michel. Rien de grave.)

Je reprends donc : l’agitation a commencé ce matin avec ma prof d’allemand qui nous a proposé une discussion sur le mouvement estudiantin. J’en avais déjà entendu parler, mais pas sérieusement. Nous nous sommes rendu compte de la situation horrible où se trouve le monde. D’ici 15 ans si on ne change pas absolument tout le système de la société, Terre, je ne réponds pas de ta vie.

Les étudiants ont donc hier dans la nuit organisé une grande émeute. La répression a été terrible et dégueulasse. S’ils pouvaient, ils les tueraient. C’est horrible de voir des agents de la « paix » (mot savoureux s’il en est un) taper à coups de matraques sur des étudiants. À ce propos, il faut lire le Canard enchaîné, il est délicieux. Si je voulais aller à fond dans le problème, tout ce cahier n’y suffirait pas.

Mot d’ordre de grève générale pour lundi. J’espère bien le suivre (et pas par paresse). Toute la France sera paralysée, c’est vraiment une grève générale. D’après X, et aussi d’après moi, nous allons avoir notre petite révolution. Et MOI, pacifiste convaincue, ayant horreur de la violence, j’espère bien qu’elle aura lieu. Parce que c’est absolument nécessaire pour refaire des dizaines d’années de vie dans une société pourrie. Puissions-nous gagner. Refaire le monde… Mais c’est une tâche bien trop complexe. On se révolte parce qu’on est jeune et qu’on n’est pas bourré de préjugés comme les vieux et qu’on a un idéal. Je trouve révoltant par exemple de me voir confortablement installée entre 4 murs alors que des hommes dans le monde sont en train de mourir de faim. Les jeunes ont donné l’initiative. Les vieux ouvrent un œil et sortent de leur coquille. Les moyens approuvent timidement. Mais nous vaincrons pour l’idéal de la justice.

PS : tout cela ne me fait pas oublier que je t’aime !

Samedi 18 mai

Le bordel (pardon !) gagne la France entière. Jeanne-Hachette et Félix-Faure sont en effervescence. Vendredi, c’était terrible. Les filles défonçaient les portes et les externes et les demi-pens’ se sauvaient. La Cens s’amène avec deux gars du lycée (fayots !) pour fermer les grilles. Trois fois de suite, on les rouvre. L’après-midi, les manifestants du CET, lycée technique, etc. viennent à la porte en criant : « libérez Jeanne Hachette ! » Ils ont limé les cadenas de la porte, mais ils ne sont pas entrés. On ne fout plus rien en cours. Côté ouvrier, ça gagne presque toutes les usines. Papa a peur que l’entrée soit bloquée lundi. Moi, j’espère qu’il n’y aura pas de car lundi matin. Ne crois pas que je m’amuse bien et que je prends tout ça à la rigolade, car tout me semble plutôt inquiétant. Les étudiants occupent toujours la Sorbonne. Avec un drapeau rouge. Mes parents sont contre Daniel Cohn-Bendit. Bien qu’ils s’en défendent, je pense que c’est surtout parce qu’il est allemand. Comme si l’étiquette que l’on porte, qu’il y soit inscrit Belge, Allemand, Russe ou Français changeait quelque chose à la mentalité. Moi je le trouve formidable et intelligent.

Quand donc te reverrai-je ? Je languis, je t’attends, je t’aime…

Dimanche 19 mai

…la grève est de plus en plus étendue. De plus en plus d’usines, les banques, postes d’essence, étudiants… On demande aux profs d’assister mais de ne pas faire cours. Ça prend une ampleur formidable. Paraît qu’il y a plus tellement de fric à la maison. Grève des banques ; on peut pas y aller. C’est plutôt embêtant.

Pourvu qu’il n’y ait pas de car demain. Je suis certaine qu’il y en aura.

Ma sœur m’a donné des lunettes. On ne voit pas mes yeux à travers…

Bonsoir.

Je vais passer une charmante semaine, brrr.

Mardi 21 mai

Je ne croyais pas si bien dire. Parfois je me dis, c’est fini, tu vas te réveiller. 2 heures moins 5, informations : Poissy et La Rochelle (Simca) est arrêté. Papa va sans doute rentrer ce soir.

Il faut que je recommence tout depuis lundi matin car c’est compliqué à comprendre. Lundi matin j’arrive à l’arrêt du car à 7 heures moins le quart. Pas de Patty. Moins dix. Pas de Patty et le car arrive. Que faire ? Aller chez elle ? Fait-elle grève ? Non, j’ai la trouille, je vais à Beauvais. 7 heures au Café de l’Oise. Je ne descends pas. 7 h 05, gare routière. Je descends, bien décidée à attendre l’arrivée des élèves avant de rentrer au lycée. 7 h 15, je rencontre Françoise P. Elle ne veut pas rentrer non plus. Nous allons à Michelet. Rien d’affiché. On va à JH. Patty est à la porte et elle pleure. La Surge : « Allez, rentrez ! Vos parents vous ont envoyés, alors rentrez. Vous allez discuter avec vos professeurs. Ou alors ne venez pas rôder autour du lycée. Moi, j’ai envie de me barrer, mais il y a Patty à l’intérieur. Un coup de téléphone pour la Surge. J’appelle Patty. Elle sort. Sauvées ! Mais qu’est-ce qu’on va faire ? Arrivée d’Annick, elle attend Ghislaine et Josée. Distribution de tracts. Arrivée de Christine. On discute. Il y a six élèves dans le lycée, une masse à la porte et pas une qui rentre. La Cens affiche à la porte « grève illimitée ». Parfait, on va se barrer. « Rentrez, le premier cycle, c’est nous qui faisons la grève ! » crie une nana. « La ferme », réponds-je (!) Quelle feignante ! Ghislaine arrive et elle nous entraine. Moi j’ai la trouille, comme d’habitude. On va téléphoner chez Patty. Accord de Madame N. « Vous rentrez ? Ah bon. » Pas enthousiaste. Moi non plus. On va récolter des ennuis. On va chez Sylvie et on prend le car à midi. Dominique nous rejoint. Elle a manifesté, elle est crevée, Moi aussi j’ai les jambes coupées, parce que j’ai la trouille de rentrer. Mme N. a prévenu maman, c’est mieux. Je rentre. Accueil plutôt froid. T’as intérêt à dire la vérité, j’en sais déjà les trois quarts. Manque de pot je savais qu’elle en savait les trois quarts, because quand Patty a téléphoné à sa mère, j’étais à côté. Mme N. ne pouvait pas lui en avoir dit plus qu’on lui en avait dit et secundo j’avais rien à cacher parce que j’ai agi avec beaucoup de réflexion, j’aurais pu faire des tas d’autres conneries.

Conclusion de maman, on avait combiné ça d’avance, et je subirai les conséquences de mes actes, elle ne me couvrira pas. Elle est vache, elle m’a foutu la trouille encore une fois. Mais après avoir encore bien réfléchi, je crois avoir agi sagement. Bien sûr, j’aurais pu rentrer au lycée à 7 heures. et j’y serais probablement encore. Mais j’y ai déjà été prise deux fois. Non, non et non ! L’après-midi, je vais chez Patty. Sa mère ne veut pas l’envoyer à l’école avant la Pentecôte. Maman, dans une semaine. Vacances forcées. On se fait chier, je suis malade, il fait moche et je suis inquiète. Mais demain ordre de grève générale de la maternelle à la faculté. Je serai donc en règle.

Grève, grève, grève partout, il n’y a que ça. Allocution de De Gaulle vendredi. Encouragements des étudiants chinois aux étudiants français.

Industrie automobile : grève complète. Diverses usines : liste de plus en plus longue. École : demain grève totale. Transports : totale à Paris, partielle en province. Bourse : fermée. Banque : manque de billets. Grands magasins : Printemps, Galeries, BHV en grève. Essence : grève des raffineries, difficultés de transport et fermeture de certaines stations-service. En général ravitaillement alimentaire difficile et affolement de la population.

Voilà, j’ai fait le point à peu près de la situation française.

Le frangin de Patty s’est échappé du CEG à Crévecœur et il est revenu à pied hier après-midi.

Mais toi, tu me manques de plus en plus…

Jeudi 23 mai

Manifestation rue Saint Michel. Ça chauffe. Les policiers sont dégueulasses. Ils jettent des grenades. Trois barricades édifiées par les étudiants (10 000 ?). Europe 1 est formidable pour retransmettre ces informations minute par minute.

Je suis désespérée. Quand te reverrai-je ? Aujourd’hui, nous sommes restées à A. et nous nous sommes fait suer.

Alain Geismard demandait une trêve aux policiers et ces saletés n’ont pas voulu.

J’ai sommeil. Je vais quand même écouter la suite des événements, c’est trop grave. Daniel Cohn-Bendit a reçu l’interdiction de rentrer en France. Il a dit qu’il rentrerait quand même et les étudiants allemands et français sont décidés à l’aider.

Je meurs de sommeil.

Je sais que les événements présents devraient repousser l’amour au second plan, mais je ne peux pas t’oublier…

Dimanche 9 juin

Je retourne à l’école. Pas Patty. Je me suis engueulée avec les parents.

J’ai un cafard indescriptible.

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« Nous nous croyons en guerre civile »

Marie-Hélène Congourdeau

étudiante en histoire à la Sorbonne-Censier (Paris)

Quelques bribes de souvenirs de cette époque que j’ai vécue en spectatrice.

Le 3 mai, je suis un cours de géographie à Censier. Des étudiants venus de l’extérieur interviennent à la fin du cours pour nous dire qu’on se bat du côté de la Sorbonne. Comme j’habite rue Gay-Lussac, dans le foyer d’étudiantes « Serviam » (qui existe toujours), je rentre un peu inquiète, je vois pas mal d’agitation mais pas de « bagarre ». J’apprendrai le lendemain qu’une de mes amies, qui sortait de la bibliothèque de la Sorbonne, a été interpellée par la police et retenue jusqu’au soir. Il semble qu’il y ait eu 527 ou 596 interpellations (selon les sources).

Le samedi et le dimanche je participe au pèlerinage des étudiants à Chartres avec le Cep (ou Centre Richelieu, qui vient juste de changer de nom), communauté chrétienne des étudiants. Le dimanche soir, à la descente du train de retour de Chartres, on nous distribue des tracts appelant les étudiants chrétiens à manifester et se terminant (j’ai gardé le tract) par « Dernière nouvelle : Jean Clément, président du Centre Richelieu, a été condamné à deux mois de prison ferme avec quatre autres camarades ». Stupéfaction des étudiants : Jean Clément, ce vendredi, préparait le pèlerinage de Chartres ; il a été arrêté le vendredi soir, sous le prétexte qu’il « lançait des pavés » (!).

Du coup, beaucoup d’étudiants chrétiens prendront part aux manifestations des jours suivants, avec le slogan : « Libérez nos camarades ! »

Suit une semaine confuse. Je participe plus ou moins à quelques rassemblements. La Sorbonne est inaccessible. Une de mes amies, étudiante à l’École des Chartes, doit montrer sa carte d’étudiante pour accéder à son École, voisine de la Sorbonne, et sur laquelle flotte une banderole : « Ici, pour la première fois depuis 70 ans (je ne suis plus sûre du chiffre), on dépoussière. »

Le vendredi 10 mai, en fin d’après-midi, grand rassemblement au Quartier Latin. Des barricades se dressent dans ma rue (rue Gay-Lussac). Dans mon foyer, les étudiantes lancent par la fenêtre des paquets de biscuits à ceux qui occupent la rue, et s’amusent d’entendre à la radio (Europe numéro 1) un journaliste signaler que « des riverains ravitaillent les manifestants ». Dans la soirée, nous descendons, discutons. Je retrouve une ancienne camarade de lycée qui dit : « Cette fois-ci, il faut qu’il y ait des morts, sinon ils ne bougeront pas. » Je suis sidérée.

En fin de soirée, les étudiantes du foyer doivent rentrer. La nuit risque d’être longue.

Dans la nuit, la police charge les barricades. On voit par la fenêtre des flammes qui montent (voitures ? stores des magasins ?). Inquiètes, les religieuses qui dirigent le foyer battent le rappel et rassemblent toutes les étudiantes dans le hall, demandant à chacune de vérifier que sa voisine de chambre est bien descendue. On nous conduit à l’arrière du foyer, dans la salle réservée habituellement à la télévision, où nous passons la nuit sans rien savoir de ce qui se passe mais en entendant les détonations des grenades lacrymogènes et en imaginant le pire. Au petit matin (à l’issue de la première nuit entièrement blanche de ma vie), les religieuses nous autorisent à écouter la radio et nous entendons, médusées, la voix cassée de Daniel Cohn-Bendit demandant que « tous les blessés » soient conduits dans la gare du Luxembourg (qui à l’époque faisait le coin entre la vue Gay-Lussac et le boulevard Saint-Michel) où est établi un poste de secours. Nous nous croyons en guerre civile. On apprend aussi, par la même occasion, la voix de Maurice Clavel annonçant : « Je démissionne de l’Éducation nationale. »

Quand nous sortons, la rue Gay-Lussac offre le spectacle que beaucoup de photos ont montré : voitures renversées et calcinées, arbres arrachés…

Il y a la queue au téléphone pour rassurer nos parents (dont beaucoup n’étaient pas inquiets, n’étant au courant de rien). Téléphone aussi à nos amis de l’École normale Supérieure de la rue d’Ulm, toute proche, qui ont accueilli des manifestants pourchassés par la police. Nous apprenons (par le bouche-à-oreille, je n’ai pas vérifié) que les religieuses ont accueilli de même des manifestants dans la cuisine du foyer.

Peu de souvenirs de la semaine qui a suivi : retour de Pompidou, réouverture de la Sorbonne (« bateau ivre »), pas mal de discussions avec les divers groupes de « contestataires ». C’est un peu brouillé dans ma mémoire.

À la fin de cette semaine, la SNCF étant en grève, mes parents me rapatrient en province, dans le taxi d’une religieuse qui regagne son couvent. Peu d’agitation dans ma province, je vivrai le reste du mouvement par procuration, bloquée par la grève des trains et n’ayant que la radio pour savoir ce qui se passait à Paris. Très frustrée de me trouver exilée de là où s’écrivait l’histoire.

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