En 2eannée de Sociologie à Nanterre, je n'ai aucune conscience politique. Elle naîtra au mois de mai, ne cessera de fleurir par la suite et ne s'est jamais départie depuis.
Mais déjà, matin et soir, la vision de l'immense bidonville que longe le train et à l'extrémité duquel se trouve la gare de Nanterre-la-Folie qui dessert la fac agresse mon regard, se greffe dans ma mémoire et prépare ce terreau.
Je n'ai plus en tête la chronologie exacte mais voici en vrac quelques souvenirs en forme de flashes.
‒ Une des premières manifs… vers 18 heures, rue de Rennes. Les flics chargent. Je me réfugie sous un porche, à l'écart du flot des manifestants et de leurs poursuivants. Sous le porche il y a déjà quelques habitants du quartier dont deux femmes âgées. Ces gens n'ont, à l'évidence, rien à voir avec le mouvement étudiant. On se croit protégés mais soudain trois policiers bifurquent en courant vers notre abri et se mettent à matraquer furieusement notre petit groupe avant de repartir au galop vers leurs collègues.
‒ Dans un des amphis de Nanterre, une des AG de l'éphémère mouvement du 22 mars auquel je me suis accrochée. Il est question d'occupation des locaux de la fac. J'entends encore Daniel Cohn-Bendit (lui aussi en 2e année de Socio) insister sur l'importance de respecter les lieux et le matériel. Quant à la forme que devraient prendre les manifs, il préconise les sit-in au lieu de l'action violente... De quoi battre en brèche l'opinion de mes voisins racistes pour qui ce juif allemand de Cohn-Bendit (Con-Bandit !) est un anar violent qui ne rêve qu'incendie, casse et meurtre (mais encore faudrait-il qu'ils me croient !).
‒ Emportée par ma toute neuve ardeur militante, je colle jusqu'à la dernière les affiches conçues par l'atelier des Beaux-Arts… sans imaginer qu'un jour ces documents se vendront à prix d'or.
‒ Chargée un soir de prévenir des camarades que notre groupe ne participera pas à un rassemblement prévu au départ de la gare de l'Est, je laisse ma 2 CV sur le boulevard Magenta pour rejoindre la gare mais je n'ai pas le temps d'y arriver. Dès que je pointe le museau dans sa direction, je suis prise au collet et embarquée dans un des nombreux cars de police stationnant sur le secteur. Les lieux d'incarcération (dépôt de Beaujon et cie) étant pleins, vu les nombreuses arrestations effectuées au cours des manifs précédentes, nous sommes conduits du côté de Vincennes, dans (d'après mon souvenir) d'anciennes fortifs où, m'a-t'on dit, on entassait les Algériens arrêtés pendant les « événements ». Fichage de nos identités et action psychologique de la part des policiers : la garde à vue va être prolongée sur plusieurs jours, au-delà de la durée légale, vous n'êtes pas près de sortir etc. Pour passer le temps, on chante et c'est là que je découvrirai des chansons qui feront bientôt partie de mon répertoire : « La Jeune garde », « Gloire au 17e », « La Semaine sanglante », « Elle n'est pas morte » et bien sûr « l'Internationale ». (Cette aventure me vaudra, une dizaine d'années plus tard, l'interdiction de pousser la chansonnette à Baden-Baden sur le territoire des forces françaises en Allemagne : invitée par un prof de français, je serai refoulée par le commandement de la place car « fichée par les R.G. comme agent de liaison d'un dangereux mouvement anarchiste »).
‒ Un des premiers soirs, rentrant chez moi dans la banlieue où j'habite, je prends en stop un jeune gars qui me déclare n'être pas du tout étudiant mais venir seulement « pour casser du flic ». Pour ma part, Nanterre, Sorbonne, Odéon, Quartier Latin, Denfert, Champs-Elysées… je suis dans tous les lieux, de toutes les marches et de tous les manifs… mais incapable de ramasser et de lancer un pavé. En fait, je me découvre non-violente
‒ Grève générale, pénurie totale de carburant. Paris est un immense embouteillage où les voitures sont immobilisées sans pouvoir bouger pendant des heures. Je laisse ma 2 CV sur place… et reviens la récupérer plus de 24 h après… Elle est toujours au même endroit !
‒ Sur le Boul’ Mich, à l'Odéon, on croise des personnages mythiques : Sartre, Jean-Louis Barrault… et Aguigui Mouna grimpé sur un réverbère et haranguant la foule.
De ce printemps, l'impression qui me reste la plus vive, c'est cet intense sentiment de libération des relations et de la parole. Les barrières de convenance qui régissent habituellement les rapports entre les gens sont démolies, on s'interpelle, tout le monde parle avec tout le monde. De ce joyeux foisonnement naît la certitude que tout est possible, que rien ne sera plus jamais comme avant. Mais le printemps n'a pas duré…
Pour conclure et en m'éloignant un peu de mai, je garde en mémoire un des cours d'Henri Lefebvre et c'est là l'essentiel de ce qui m'est resté de mes années de Socio. Il disait à peu près : « Si on examine l'évolution des sociétés qui ont précédé la nôtre, toutes ont suivi le même parcours en trois phases. Première phase : le politique a le pouvoir et domine l'économique. Deuxième phase, en plateau : l'économique et le politique sont à égalité d'influence et de pouvoir. Troisième phase : l'économique prend le pas sur le politique qui se trouve peu à peu à sa merci et cette dernière phase aboutit irrémédiablement au naufrage de cette société. Nous sommes, disait Lefebvre, au début de la troisième période ». Le mois de mai aura été une parenthèse dans cette descente dont on peut se demander aujourd'hui jusqu'où elle va nous mener.