Je suis née dans un milieu petit bourgeois catholique et gaulliste. Malgré un père fabuleux et une mère aimante, dès le jardin d'enfant j'ai été en rébellion : je haïssais l'autorité sadique des maîtresses de l'école privée, le harcèlement moral des bonnes sœurs qui me peignaient comme le diable. Je haïssais les rangs par deux, les uniformes, je m'échappais de la pension dès que je le pouvais. J'ai été renvoyée une fois, deux fois, pour des raisons de discipline. C'était la guerre d'Algérie. Autour de moi, bien que sans fanatisme, on aurait voulu conserver la colonie. Moi, je voyais les ouvriers arabes, et le hasard m'a fait découvrir leurs ignobles conditions de vie. Le colonialisme proliférait au cœur même de nos cités métropolitaines. J'étais révoltée. Mai 68 allait donner du sens à ce que je ne percevais encore que comme un scandale isolé, en l'inscrivant dans la vaste problématique d'un système économique anthropophage, le capitalisme. Un mot que j'ignorais.
Ah ! la blouse bleue du lycée de filles ; Blouse obligatoire dont j'arrachais les boutons dès la rentrée, pour orner les boutonnières de squelettes miniatures ! Les conseils de discipline, les conseils de professeurs, les humiliations qui voulaient me casser… et puis je suis devenue pionne. Mai 68 arrive… le carcan explose. Bien que, faute de transport, je sois coincée en province à une centaine de kilomètres de Paris où j'étudiais à Censier, c'est ma première vraie respiration ! Je ne suis plus barbare, je peux hurler la vie. Le vieux monde se désarticule et tombe en poussières. À Soissons, les défilés rigolards avec les ouvriers en grève m'apprennent un autre monde. Je nais, c'est ma vraie naissance. Fraternité avec tous, manifestants, ouvriers, élèves. Hara-Kiri m'accompagne, Cavanna me délivre, de retour à Paris les AG tumultueuses me forment politiquement, j'apprends la gauche et le gauchisme, ma rébellion a un nom : R.É.V.O.L.U.T.I.O.N, je ne suis plus un canard boiteux.
Mais, bon dieu, plus jamais je ne reviendrai dans ce corset qui m'a étouffée pendant vingt ans ! Mai 68 c'est ma liberté trouvée. Je volais, je le jure, je jure que je volais…
…et nous voilà ce soir.