Effectuant une mission au Centre d’études nucléaires (CEN) de Cadarache en décembre 1964 au compte de l’entreprise qui m’employait, il me fut proposé un détachement à durée indéterminée au sein de la section d’électronique de ce centre.
Disposant d’un statut bancal, comme des centaines d’autres salariés, nous nous trouvions ainsi insérés dans des équipes du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) sous l’autorité de responsables sans autre rapport avec nos entreprises respectives que de recevoir une fiche de paie estampillée du nom de l’entreprise qui nous rémunérait. Dans le langage courant, nous étions en « régie », situation qui générait de profondes injustices puisque tout en étant dans une équipe CEA nous ne bénéficions pas du statut et de ses attributions qui régissaient ses agents.
Non politisé et bien sûr non syndiqué, j’avais voté Jean Lecanuet[1] aux présidentielles de 1965 au premier tour et François Mitterrand au second tour. La politique du Général de Gaulle ne me convenait pas sans m’en expliquer les raisons, sauf au moment où lui et son gouvernement ont pris la décision de bloquer les salaires.
Dès les premiers soubresauts de Mai 68, notamment du côté des étudiants, j’ai prêté une oreille attentive à ce qui se dessinait dans le pays. Habitant Aix-en-Provence, ville universitaire, j’allais observer, quand ma disponibilité me le permettait, les manifs étudiantes qui venaient bousculer l’ordre établi.
Alors que dans le pays les grèves avec occupation des lieux de travail prenaient corps, les organisations syndicales de Cadarache prenaient les choses en main pour faire cesser le travail. C’est ainsi qu’une consultation de tous les salariés du site fut organisée. Le résultat fut sans appel grâce aux salariés des entreprises extérieures sans lesquels l’appel à la grève n’aurait pas été majoritaire.
Dans le service ou je travaillais, peu d’agents étaient syndiqués et la majorité était de sensibilité de droite et non favorable à la grève. Pour autant, les organisations syndicales, fortes du scrutin soutenant la grève, prenaient des dispositions pour gérer avec responsabilité un centre de recherche qui ne pouvait se dispenser des mesures de sécurité propres à un centre de recherche nucléaire.
Décision fut prise d’élire des conseils d’unité dans tous les services. Dans celui où je travaillais en « régie », une partie du personnel était opposée au fait que cette catégorie de salariés puisse participer au vote et plus encore que certains d’entre eux puissent être élus. Cette opposition fut balayée et ainsi je fus élu à une courte majorité grâce aux voix de tous les « régies ».
Les réunions portaient sur de nombreux sujets. Si certains concernaient l’organisation du travail, d’autres étaient plus économiques et dépassaient le cadre du CEA. Je me souviens de quelques ingénieurs soutenant le mouvement national qui faisaient circuler une pétition proposant une réduction de leur propre salaire pour permettre une substantielle revalorisation du Smic. Bien sûr, la question de l’intégration des hors-statut trouva un écho au point que cette revendication finit par figurer dans le cahier de revendications des syndicats. Les journées étaient rythmées par des discussions informelles portant sur les événements nationaux et notamment sur les manifestations étudiantes génératrices de violences policières.
Chaque après-midi se tenait une assemblée générale devant la cantine (appelée par la suite restaurant d’entreprise). Il y avait des prises de parole des représentants du CFO (comité des fédérations ouvrières FO, CFDT, CGT) et quelques fois un ou des contradicteurs s’exprimaient, notamment par rapport à l’intégration des hors-statut mettant en garde ceux-ci sur le fait qu’une fois leurs revendications satisfaites les syndicats laisseraient tomber les entreprises extérieures.
De retour chez moi, je n’avais de cesse de m’informer sur ce qui se passait ailleurs. Chaque soir je filais en ville pour assister à des réunions où se trouvaient mêlés des militants trotskistes, maoïstes, anarchistes voire communistes. Même si la nature des débats me dépassait, compte tenu de mon inculture politique, je prenais plaisir à découvrir un monde inconnu de moi. Je ne comprenais pas toujours les raisons des désaccords entre les différentes tendances qui en venaient parfois aux mains.
La fuite de De Gaulle à Baden-Baden et surtout son retour marqué par sa décision de dissolution de l’Assemblée nationale ont réveillé les ardeurs de celles et ceux qui depuis le début montraient leur opposition au mouvement en cours. Dans mon service, ceux-ci reprenaient du poil de la bête et faisaient preuve d’agressivité envers les « régies » en raison de leur adhésion massive à la grève.
Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, je devais partir en vacances en Italie deux semaines près de Venise. Avec mon épouse, nous avions loué par l’intermédiaire de la Redoute depuis le mois de février et avions versé des arrhes. Cela était nos premières vraies vacances. Il n’y avait plus d’essence et il était impossible de changer des francs contre des lires.
L’état d’esprit était tel à l’époque que mes collègues de travail, en régie, ont décidé de siphonner leur réservoir pour me faire un plein. Avec deux enfants de 2 et 3 ans, j’ai pris le risque de partir. Impossible de changer de l’argent. Le franc n’était plus coté.
Obligé de faire un plein en Italie, il m’a fallu négocier pour faire accepter mes francs. Une fois sur place, même difficulté pour se ravitailler. Par chance, je suis tombé sur un commerçant communiste qui sans discuter nous a permis de nous alimenter, moi et ma famille, pendant plus d’une semaine en attendant que le franc retrouve une valeur de change.
À mon retour, la grève était terminée à Cadarache. Au CEA, les négociations avaient été fructueuses pour ses agents mais les hors-statut avaient été oubliés et bien sûr ceux-ci avaient été écartés de la consultation pour ou contre la reprise du travail.
Ce qui venait de se passer allait changer ma façon de penser et plus encore ma vie. J’étais marqué par ce mouvement qui m’avait révélé en quoi la société était composée de classes antagonistes. Brut de fonte politiquement et imprégné d’un anticommunisme diffus vraisemblablement acquis dans mon milieu familial, je commençais à m’intéresser vraiment à la chose politique et au mouvement social. J’avais été séduit par le discours autogestionnaire de la CFDT et impressionné par les leaders du mouvement étudiant (Sauvageot, Gesmar et Cohn-Bendit).
N’étant toujours pas syndiqué, je suivais de près la situation du CEA et, bravant la surveillance et le contrôle du chef de section d’électronique connu pour ses liens avec le mouvement gaulliste, j’ai réussi à m’échapper pour rejoindre mes collègues du CEA à Marseille et manifester avec eux.
C’est précisément en 1969 que je rejoignis les clubs des institutions républicaines par l’intermédiaire d’un militant de la CFDT de mon service. Cela manquait d’action et si les discussions étaient parfois intéressantes je n’y trouvais pas mon compte. Lorsque la décision fut prise de rejoindre la SFIO je suivis le mouvement sans enthousiasme et je quittais ce parti un mois plus tard après avoir entendu le maire d’Aix-en-Provence, Félix Ciccollini, tenir des propos d’un anticommunisme virulent. Je fis campagne pour le non au référendum et j’eus grande satisfaction quand de Gaulle démissionna.
Voilà comment mai et juin 68 ont changé l’homme que j’étais .
[1] Ancien résistant, centriste, président du Mouvement républicain populaire (MRP) à partir de 1963.