Billet de blog 25 mai 2018

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«L’envie de me battre contre toutes ces injustices me gagnait»

Par Annie-Martine Blanc, 20 ans, employée d’une banque de Bagnolet (Seine-Saint-Denis), Paris (19e).

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Lorsque je suis arrivée à Paris, en décembre 1967, j’étais loin de me douter que j’allais passer à côté du mouvement social le plus important de l’histoire de France. De la seconde moitié du XXsiècle, après le Front populaire.

J’avais 20 ans et aucune éducation politique. Je venais de me marier. Nous avions emménagé dans une petite échoppe près du cours d’Albret à Bordeaux et j’avais à peine eu le temps de m’installer dans ce cadre cosy, lorsque, juste après la naissance de notre première fille, mon mari, employé des P et T, obtint le concours et fut muté à Paris.

Issue d’un milieu bourgeois plutôt de droite, habituée au confort, je vivais dans une bulle que cette nouvelle creva sans ménagement.

Mon mari partit seul pour rechercher un logement. Pendant 3 mois, il s’efforça de trouver quelque chose de convenable lorsqu’un jour il m’annonça que je pouvais enfin le rejoindre.

« Tu verras, me dit-il, ce n’est pas grand mais par rapport à tout ce que j’ai visité, c’est propre. » Je fis alors les valises, n’amenant que ce je croyais être l’essentiel qui remplit tout de même la Peugeot break de mon père, nous obligeant ma petite fille et moi à prendre le train. Mon père vint nous chercher à la gare. Le voyage jusqu’à l’appartement me permit de découvrir un Paris, tout enluminé en cette période de Noël. Mais, plus on avançait, moins il y avait de lumière. Lorsque nous arrivâmes à l’adresse indiquée, dans le 19e, c’était tout noir.

Il fallut monter cinq étages sans ascenseur et lorsque j’ouvris la porte, j’eus l’impression de me trouver devant la toute petite fenêtre tellement la pièce était petite.

J’éclatai en sanglot et m’étouffai déjà dans ce 10 m2, certes tout repeint, mais dans lequel il n’y avait qu’un lit, une armoire, un coin évier. Mon père amena les bagages que j’installai sans enthousiasme. Le berceau occupait le peu d’espace restant.

Le loyer représentait presque la totalité du salaire de mon mari et les premiers temps furent très difficiles. L’immeuble dans lequel nous vivions était en réalité un hôtel. La plupart des locataires étaient des étrangers. C’est avec des Russes, des Yougoslaves, des Roms, que j’ai découvert la solidarité. La douche, pas toujours avenante, c’était au fond du couloir. Pour faire la lessive, car à cette époque les couches à jeter n’en étaient qu’à leur début, on m’indiqua une laverie au bout de la rue de Crimée, près des Buttes-Chaumont. En bas de l’hôtel, l’épicier sans doute habitué à ce genre de pratique, accepta de commencer une ardoise, que l’on paierait dès que j’aurai trouvé un emploi. Pour l’heure nous achetions le lait pour nourrir la petite et de quoi alimenter celui qui travaillait. Sans force, je suis restée souvent au lit. Bien sûr, j’aurais pu demander de l’aide aux parents mais il n’en était pas question. Je me mis en quête rapidement d’un emploi et fus employée assez rapidement dans le Monoprix de la rue de Flandres. Les choses se stabilisèrent. C’était très dur car il fallait faire la manutention, installer le rayon et être responsable de la caisse. J’y suis restée 3 mois, écœurée par toutes les injustices. Une jeune femme enceinte venait de perdre son bébé en portant des colis trop lourds sans que la direction ne fasse un geste. Je m’empressai de chercher vite autre chose. Dans la chambre les choses ne s’amélioraient pas. C’était envahi de cafards. Pas de placard pour la nourriture. Je pesais à peine 38 kg pour 1 mètre 60. Je rentrai dans une usine à Bagnolet qui fabriquait des plaques adresses métalliques pour faire des mailings. L’ordinateur n’existait pas. Il me fallait une heure de transport et l’ambiance de travail était encore pire. Nous œuvrions sur des machines individuelles dans un bruit épouvantable et dans la grande salle il y avait au moins dix rangées d’ouvrières avec au bout une chef qui surveillait nos moindres gestes. Pas question de s’arrêter ou de tourner la tête sans entendre cette voix puissante : « Mesdames, au travail ! » Au bout d’un mois je me suis rebellée et suis rentrée chez moi. La direction, sans doute consciente que quelque chose ne fonctionnait pas (les arrêts maladie étaient fréquents), me rappela pour me proposer de travailler dans un bureau mais j’ai refusé.

Petit à petit l’envie de me battre contre toutes ces injustices me gagnait. On était au mois d’avril et à l’épicerie j’avais entendu parler d’une révolte qui grandissait. On parlait surtout des étudiants puis, petit à petit, il fut question de grève. Les magasins se vidaient au point de ne plus trouver ni sucre ni huile, ni lait. Mon mari allait au travail à pied. À plusieurs reprises, en rentrant le soir, j’avais surpris des gens en train de se battre. Alors j’ai commencé à avoir peur, une peur qui m’est restée longtemps. Il y avait aussi cette peur dans les yeux des gens. Pour moi, c’était la guerre.

En tant que fonctionnaire, mon mari avait quelques facilités pour obtenir un prêt. Nous avons acheté une Dyane pour au moins revenir à Bordeaux de temps en temps. L’usine Citroën de Nanterre s’était mise en grève et nous avons dû aller chercher la voiture et la préparer nous-même. Je venais de rentrer dans une banque et j’ai décidé de m’engager syndicalement. J’ai été élue déléguée du personnel.

Au moment où la situation s’améliorait un peu, nous avons dû revenir sur Bordeaux pour la santé de notre petite fille qui ne supportait pas le climat.

J’ai pu être mutée dans une banque bordelaise, dans laquelle les employées vivaient comme au Moyen Âge avec une méconnaissance totale de la convention collective dont les avancées sociales étaient pourtant considérables, avec des droits pour les mères de famille.

J’ai alors souhaité mettre en place des élections du personnel mais la direction a réagi vivement en montant le personnel contre moi, menaçant les employés de les priver de leurs avantages. Il a fallu se battre encore pour obtenir la commission paritaire. Les personnels des banques environnantes sont descendus dans la rue et j’ai obtenu de pouvoir saisir les prud’hommes.

Les événements, enclenchés par une révolte de la jeunesse étudiante parisienne, puis gagnant le monde ouvrier et la plupart des catégories de population sur l'ensemble du territoire, ont certainement influencé mes engagements d’abord syndicaux, puisque dès lors je n’ai cessé de militer, d’abord syndicalement, puis politiquement.

Avec le recul, je me suis rendu compte que cette période est une rupture fondamentale dans l'histoire de la société française, matérialisant l'abandon de l'ordre ancien séculaire marqué par le poids de l'autorité, de la famille, de la morale et de la religion, et l'avènement de la société post-moderne.

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