Billet de blog 27 avril 2018

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« J’y ai tout bonnement suivi la Marie-Jo, juste pour rester avec elle »

Par Renaud Bruel, 20 ans, élève de Mathématiques Spéciales au lycée du Parc, Lyon (Rhône).

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En mai 1968, j’avais 20 ans. J’étais, depuis la rentrée 1967, pensionnaire à Lyon, en classe de Mathématiques Spéciales‒ la deuxième année des classes préparatoires aux concours d’entrée de ce qu’on appelle en France les grandes écoles d’ingénieurs. J’étais sorti, en 1967, de huit années d’internat, de la classe de 6e à celle de Mathématiques Supérieures, huit années de tranquillité intellectuelle et morale passées au Prytanée national militaire, en la ville de La Flèche (Sarthe). Mais huit années que j’avais vécues totalement coupé du monde, exclusivement passionné que j’étais par la philosophie, la physique et les mathématiques, ce qui expliquerait sans doute la façon dont j’allais recevoir les événements de Mai 68.

En mai 1968, j’étais ainsi pensionnaire au lycée du Parc, lequel jouxte la lisière sud du célèbre parc de la Tête d’Or. Ma véritable et éclairante aventure personnelle avec Mai 68 ne commence que le lundi 27 mai. Du lundi 6 mai au mercredi 22 mai, nous venions de passer, mes camarades de classe et moi, presque trois semaines de concours. Mais auparavant, nous avions eu cinq jours de congé entre la fin des cours et le début des concours. J’avais passé ces cinq jours à Paris où j’avais à l’époque frère, sœur et grand-mère. Et c’est en me promenant en toute innocence sur le boulevard Saint-Michel dans la soirée du vendredi 3 mai que j’avais eu un avant-goût des amusements de Mai 68 : tout d’un coup, une foule beaucoup plus dense que sur le boulevard Saint-Germain ; inexplicablement les yeux et le nez qui commencent à piquer, puis des groupes de jeunes gens qui refluent un peu précipitamment vers le bas du boulevard que j’étais en train de remonter avec ma sœur et deux amies ; l’air qui devient bizarrement irrespirable, nous forçant à redescendre comme les autres fugitifs vers le boulevard Saint-Germain. Dans mon journal cette soirée se résume à : « Retrouve Françoise, Annick et Annie au drugstore Saint-Germain. On bouffe un couscous, on se balade sur le Boul-Mich (manifestation). »

C’avait été le lundi 13 mai au matin, à Lyon donc, que j’avais eu mon deuxième aperçu personnel des réjouissances de Mai 68. Des étudiants de la Faculté des sciences et de l’INSA[1] (du campus de La Doua) avaient réussi à pénétrer dans ce lieu sacré qu’était le lycée du Parc et en avaient pris d’assaut le sanctuaire de circonstance en cette période de concours : le vieux gymnase, dans lequel se déroulaient depuis le vendredi 10 et le samedi 11 les épreuves du concours d’entrée à l’École Polytechnique. Il fallait voir alors ‒ l’École Polytechnique étant, rappelons-le, une école militaire‒, les sous-officiers qui encadraient la séance monter aux barres de gymnastique en espalier pour repousser les manifestants qui, ayant trouvé la porte verrouillée de l’intérieur, tentaient de pénétrer dans le gymnase par les fenêtres situées à au moins deux mètres du sol. Il était devenu impossible de travailler dans ce branle-bas et la sainte épreuve d’algèbre avait donc été interrompue pour notre centre de concours de Lyon, ce qui, dans les heures qui suivirent, avait conduit les grands prêtres présidant à ce culte national à invalider cette épreuve d’algèbre dans tous les autres centres de concours de France. Et cela avait valu à tous les candidats à l’École Polytechnique de l’année 1968 dans la France entière d’avoir à passer une épreuve supplémentaire d’algèbre, laquelle avait été programmée pour le dimanche matin suivant : le 19 mai. Mais, en ce lundi 13 mai, l’histoire ne s’était pas arrêtée là. Après notre déjeuner au lycée, quatre ou cinq camions militaires étaient venus nous chercher pour nous emmener en convoi serré, et escorté, jusqu’à une caserne du sud de Lyon (le fort de la Vitriolerie, qui abritait un centre de sélection pour le service militaire) où nous allions pouvoir passer dans la quiétude requise l’épreuve de dissertation française puis, pour les deux jours suivants et pour le dimanche 19 mai, les épreuves restantes.

Troisième et dernier aperçu personnel des événements standard de Mai 68 : les interminables et confuses assemblées générales de lycéens. J’ai dû assister, dans mon lycée, au spectacle d’au moins deux d’entre elles (j’ai le souvenir de deux salles différentes). Dans mon journal, la seule référence à ces cérémonies consiste en une remarque notée le mardi 14 au soir : « Les classes prépa jouent à la révolution. » D’ailleurs, signe de mon indifférence à ces réunions, je redonne dans l’après-midi du dimanche 19 sa destination première de salle de gymnastique à la grande salle qui avait été le siège d’au moins une AG quelques jours plus tôt (j’y étais) et qui est située au sous-sol (ou au rez-de-chaussée) du bâtiment moderne d’internat (celui qui longe les voies ferrées). J’y retourne délibérément, afin d’y reprendre mes exercices. Les quatre haubans de la barre fixe, que j’ai dû réinstaller, avaient été jugés par nos occasionnels tribuns comme entravant l’accueil d’une foule nombreuse.

Encore une semaine d’épreuves, du vendredi 17 mai au mercredi 22 mai, pour l’École centrale des Arts et Manufactures (« Centrale » pour les initiés) et me voici enfin libre pour un long week-end avant la reprise des cours prévue pour le mardi 28 mai. Cette fois je vais chez mon autre frère, à Avignon. Descendu le vendredi 24 au matin en auto-stop, je remonte à Lyon par le même moyen le lundi 27 mai. Et c’est là que je vais vivre mon Mai 68 personnel.

La voiture qui, d’une seule traite, m’a amené du péage d’Avignon-Nord à Lyon a choisi de contourner Lyon par l’Est (par le boulevard Laurent-Bonnevay) et me dépose à la porte nord du parc de la Tête d’Or. Je dois ainsi, pour regagner mon lycée qui se trouve au sud du parc, traverser tout le parc : 1 600 mètres à vol d’oiseau. Mais j’ai la surprise de trouver ce portail nord fermé alors qu’il est à peine 17 heures. Comme il ne s’agit pas d’une porte très empruntée par les promeneurs mais plutôt d’une entrée de service pour les véhicules d’entretien du parc, j’imagine que c’est la raison pour laquelle elle est déjà fermée. Cette destination de porte de service lui vaut d’ailleurs un portail beaucoup plus simple et beaucoup moins haut que les monumentales grilles qui ouvrent le parc à l’ouest et au sud (sur le boulevard des Belges et sur l’avenue Verguin). Ne voulant pas me priver de cette belle traversée du parc je décide donc d’escalader ce portail qui, ne dépassant pas les deux mètres cinquante et n’étant pas garni de pointes, n’est pas de nature à m’arrêter (c’est là un des intérêts de la pratique des rétablissements à la barre fixe). Mon petit bagage et moi, une fois passés de l’autre côté, nous voilà, l’un à la main de l’autre, descendant avec bonheur l’allée qui longe bientôt le lac (l’allée du Chalet pour les connaisseurs). Mais il y a quand même quelque chose d’étonnant : c’est que je ne croise personne. Et, arrivé en vue de la porte sud, je n’ai vraiment aperçu aucun être humain dans aucune direction. Quoi, je suis dans cette grande ville de Lyon, en mai 1968, saison des manifestations et des assemblées générales, et me voilà seul humain dans cet immense parc ! C’est irréel ! Mais je vois de loin que les grilles de la porte sud sont fermées elles aussi, et, là, il n’est vraiment pas possible de les escalader sans risquer de se blesser gravement. Et mon lycée qui est juste de l’autre côté de la rue, au-delà des grilles, c’est trop bête !

C’est alors que j’aperçois de dos un gardien du parc qui, conversant à travers la grille avec une jeune-femme avec landau qui est dans la rue, ne me voit pas arriver. Il ne m’entend pas non plus. Enfin parvenu à son côté je lui dis « Pardon Monsieur, pourriez-vous m’ouvrir la grille s’il vous plaît ? » Il se retourne alors vers moi et, est-ce dû à son manifeste strabisme convergent, il me répond :

‒ Ah non, pas question ; le parc est fermé, je ne vous laisse pas entrer.

‒ Mais je ne veux pas entrer, je veux sortir ! »

S’avisant alors que je suis, par rapport à la grille, du même côté que lui et pas du côté de la jeune-femme et que, subséquemment, se sachant lui à l’intérieur du parc je dois m’y trouver aussi, il s’exclame :

‒ Mais pourquoi êtes-vous dans le parc ?

‒ Eh bien parce que j’y suis entré.

‒ Entré ? Mais par où ?

‒ Par le portail nord. Je l’ai escaladé.

‒ Escaladé ? Suivez-moi ! Excusez-moi, Madame, je dois m’occuper de cet individu.

Là-dessus je le suis dans un petit pavillon de gardien qui jouxte la porte sud et dans lequel il examine ma carte d’identité en me déclarant qu’il doit m’emmener au poste.

‒  Au poste ? Mais pourquoi donc ?

‒ Je ne sais pas, vous êtes peut-être un espion !

‒ Un espion ! Mais pour espionner quoi ?

‒ C’est ce qu’on va voir avec le chef. »

Lui, poussant son vélo par le guidon, et moi à ses côtés avec ma petite valise nous remontons donc vers le poste de surveillance qui se trouve au centre du parc, allée du Grand-Camp. Arrivés là, il me demande d’attendre à côté de la porte, laquelle, étant restée ouverte, me permet d’entendre l’échange suivant :

‒ Chef, j’ai trouvé un jeune qui a réussi à entrer dans le parc.

‒ Ha ! Eh bien il n’y a qu’à le mettre au trou !

Totalement alarmé par cette perspective (non pas que passer un certain temps dans une cellule m’indispose outre mesure, nous en avions l’usage au Prytanée militaire, mais c’est que j’ai, le soir même, un rendez-vous avec une fille) je vois le chef, avec sa grosse moustache, sortir, manifestement tendu, pour m’examiner et m’interroger. Il m’accuse d’avoir pénétré dans le parc par effraction. Est-ce aux larmes qui me viennent alors aux yeux (merde, ma soirée va être foutue) ou à mon imparable réfutation (« Il n’y a pas effraction puisque je n’ai rien brisé ni même forcé »), bref, est-ce à son cœur ou à sa raison que je dois ma libération ? Toujours est-il que la moustache s’adresse au strabisme pour dire sur un ton bougon : « Bon allez ! Fais-le sortir par la Voute. »

Le gardien m’amena donc à la porte la plus proche du poste, l’unique porte côté est, laquelle, située sous les voies de chemin de fer qui longent le parc, débouche sur le boulevard de Stalingrad. Il ne me restait plus qu’à longer le sinistre mur de soutènement du remblai des voies ferrées pour regagner mon lycée. Au moins ne pouvais-je pas me plaindre de ne pas avoir arpenté mon cher parc. Arrivé au lycée, je trouvai celui-ci vide, l’internat fermé ; les cours du mois de juin étaient supprimés. Tous les pensionnaires étaient rentrés dans leur famille. Nous n’étions plus que deux élèves à habiter trop loin pour repartir aussitôt : un Iranien (Lakestani ?) et moi dont les parents vivaient l’un à Toulon et l’autre à Casablanca. Nous étions hébergés à l’infirmerie, dans un dortoir qui, du coup, acquérait à nos yeux le statut de très grande chambre. Quel calme ! Quel silence désormais en ces lieux naguère pleins de paroles et d’agitation. Où donc était passé ce furieux Mai 68 ? Et qu’était-il arrivé pour que le parc de la Tête d’Or et le lycée du Parc aient été ainsi fermés ?

Le soir de ma descente vers Avignon, le vendredi 24 mai, des affrontements violents avaient eu lieu à Lyon et un policier[2] avait même été tué, écrasé contre le parapet d’un pont (le Pont Morand ?) par un camion sans chauffeur lancé par des « manifestants » contre les rangs des forces de l’ordre, une pierre posée sur l’accélérateur. N’ayant écouté ni lu aucune information pendant mon week-end à Avignon, ce qui ne différait pas de mon attitude habituelle, j’ignorais tout de ces événements. Samedi soir à Avignon j’avais vu le film Play Time, de Jacques Tati, sinon j’avais passé journées et soirées en famille, sans radio et sans télévision. Tout ce qui est marqué dans mon journal pour ce lundi 27 mai, jour de mon retour à Lyon, c’est : « Matin, Odette m’amène au péage de l’autoroute à 11 heures. Une bagnole m’amène jusqu’à Lyon. Emmerdes dans le Parc car j’ai escaladé une grille, suis relâché. Le lycée est fermé depuis samedi (manif vendredi soir). Téléphone à Marie-Jo ; avec elle de 7 heures à 10 heures au Café du Parc. »

Cette Marie-Jo R., qui travaillait dans une clinique, je l’avais connue cinq jours plus tôt. Pour le mercredi 29 mai, le compte rendu quotidien de mon journal se termine par « Manif CGT, FO etc. après-midi. » Quant à moi, je lis que pendant ce temps-là je vois au cinéma L’affaire Al Capone. Au vendredi 31 mai je vois dans mon journal la mention de la seule manifestation à laquelle j’aie participé de toute ma vie (et c’est pourquoi, cinquante ans plus tard, je m’en souviens encore) : « Manif pour De Gaulle. » Était-ce là le signe d’un engagement ? Non. C’est qu’en fait j’y ai tout bonnement suivi la Marie-Jo avec qui je me promenais dans le parc une heure plus tôt, juste pour rester avec elle.

En tout cela je me fais penser au Meursault d’Albert Camus, un étranger au monde. C’était moi à 20 ans.

[1] Institut national des sciences appliquées.

[2] Le commissaire de police René Lacroix (Quid-Dossiers de l’Histoire, no 1, 1968, juin 1988, pages 66 et 89).

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