Ingénieur des Arts et Métiers en 1964, j’avais 25 ans en mai 1968 et occupais mon premier emploi depuis mai 1966. Pour le compte de mon entreprise, une PME de traitement d’eau et de gaz, j’étais responsable des installations en construction du traitement d’eau d’alimentation des chaudières, du traitement des fumées issues de la combustion du lignite et de la climatisation des salles de commandes de la centrale. Mon entreprise était sous-traitante de Jeumont Schneider (qui achètera mon entreprise début 1969 – ce qui pèsera d’ailleurs dans mon départ à la fin de l’année – et qui sera dirigée de 1971 à 1981 par le jeune baron Édouard-Jean Empain qui sera séquestré le 23 janvier 1978 et qui, une fois libéré avec un petit doigt en moins, « larguera les amarres » familiales pour se reconstruire aux États-Unis –, co-traitante avec l’entreprise allemande Man du chantier de Craiova, en Roumanie.
Nous étions avec Michèle, mon épouse, à Craiova dès juin 1967 (départ de France le jour de la saint Jean). Nous avions été contraints de revenir en France fin mai 1967 d’un chantier à Hellouan dans la banlieue du Caire car la première guerre des Six-Jours était « annoncée ». Michèle était enceinte. À l’automne 1967, le médecin roumain francophone (presque un pléonasme en Olténie où nous étions tant les traces de l’influence française étaient prégnantes), nous alertait sur l’état des maternités roumaines qui devaient « encaisser » les conséquences « natalistes » d’une décision du président du Conseil d’État (titre officiel en 1967), Nicolae Ceausescu, de rompre avec la politique de planning familial en vigueur depuis longtemps (le pays ayant été pionnier en la matière dans les années 1950) pour demander de faire des enfants. Les jeunes couples avaient répondu mais pas les infrastructures. Michèle revint donc en France en Bourbonnais sans moi en novembre pour y terminer sa grossesse dans des conditions plus sécurisées. Après la naissance, je rejoindrais pour quelques jours ma femme pour baptiser notre fille mi-mars et repartirais (nous étions en phase de mise en service de la nouvelle centrale).
Du 14 au 18 mai 1968, le Président français Charles de Gaulle était en visite d’état en Roumanie à l’invitation du président roumain Nicolae Ceausescu, ce dernier étayant ainsi ses velléités d’autonomisation par rapport au grand voisin russe, tout en valorisant le président français lui-même porteur d’une certaine vision des équilibres internationaux. Le 18, venant de Bucarest et avant que Charles de Gaulle ne prononce plus tard un grand discours à l’Université, ils visitèrent notre chantier de Craiova, emblématique à la fois d’une coopération franco-allemande pour la Roumanie, de la politique de maîtrise énergétique du pays et de celle d’une industrialisation forte en Roumanie.
Bien évidemment, les équipes de techniciens et d’ingénieurs des trois pays (dont j’étais) leur furent présentées. Le président français écourtera sa visite qui devait se poursuivre le 19 pour rentrer en France compte tenu du développement des « évènements ».
Cette visite sur notre chantier nous avait évidemment mobilisés largement en pleine période d’essais de qualification des équipements (notamment couplage au réseau roumain). Une petite anecdote en ce qui me concerne. 30 heures avant la visite, l’installation de climatisation dont j’avais la charge (il fait chaud en Olténie en mai) tombe en panne (fuite grave de fréon sur les compresseurs, y compris les secours) et d’autres avaries improbables se produisent sur les circuits afférents. Grâce au professionnalisme des ouvriers roumains, et de la coopération des responsables politiques (pour déroger aux règles !), des heures et une nuit à tester et trouver des solutions, nous avons pu « tenir » la température contractuelle pendant la visite !
Pour ma part, je suivais évidemment ce qui se passait en France à la radio et par nos voies « diplomatiques » d’expatriés relayées notamment par nos entreprises. Je dois dire ici que mes partenaires locaux et nationaux (venus pour préparer la visite d’État) du Parti communiste roumain ne comprenaient pas que « quelques trublions étudiants à Paris s’opposent au général de Gaulle, ce grand homme libérateur » (c’est ma traduction 50 ans après mais ç’était l’esprit).
Après la visite, la réception définitive des installations aura lieu dans l’été, et la période d’accompagnement des équipes roumaines prendra fin pour moi en tant que présence permanente sur place, en novembre 1968 (où je retrouverais femme et enfant à Chatou), et par intermittence contractuelle jusqu'à l’été 1969.