Mes premières règles coïncident exactement avec l’irruption de Mai 68.
Alors qu’une révolution hormonale bousculait mon corps d’enfant, la France était sens dessus dessous.
Un nouvel ordre s’imposait à moi dans mon corps et cette connexion avec le monde extérieur m’a paru alors magique.
C’était comme si j’étais synchronisée à l’histoire, et le dedans et le dehors portaient en eux une promesse de fertilité.
Pendant ce temps, mon père continuait à vociférer à chaque fois qu’il voyait à la télé le général de Gaulle.
Il avait une colère contre ce président, visible et audible.
Je percevais chez mon père un ras-le-bol de cette époque, une souffrance et une perte d’espérance que 68 tentait de restaurer.
Je me souviens que j’avais les yeux écarquillés tout grand devant le spectacle des chaussées parisiennes éventrées, des affrontements qui faisaient craindre le pire.
On sentait un point de bascule, comme s’il y avait un avant et un après.
J’aimais bien cette période car tout bifurquait.
Je me souviens de l’absence de bus et de l’obligation de faire du stop. L’aventure au bout du chemin. Tout était déprogrammé et mon itinéraire prenait parfois des allures de fugue.
Ainsi je me suis retrouvée dans un bar à manger des cacahuètes alors que mon trajet habituel se déroulait sans surprise avec des cadres horaires parfaitement huilés.
Au cœur de cet événement, de petites révolutions balbutiantes nous offraient des moments inattendus et une manière d’occuper l’espace autrement.
Une liberté flottait dans l’air ; une autre respiration qui pourtant était bridée par les parents.
Une voisine qui voulait rejoindre des copains à Paris s’était vue dans l’obligation de suivre ses parents sur les routes d’Espagne pour des vacances. Les parents cherchaient à éloigner leurs enfants de cette bourrasque sans prendre le temps de comprendre combien exister passait aussi par ce moment de l’histoire. Je revois son visage éteint alors si lumineux quand elle parlait de Paris.
Pour moi, Paris c’était loin et me parvenaient les bruits des pavés à travers la petite lucarne. Combien j’enviais les grands qui pouvaient participer !
Cependant nous comprenions que Paris était le réceptacle de l’histoire et j’ai longtemps jalousé la capitale trop d’histoire trop chargée alors que nous, on avait la Canebière à descendre. Mais à cette époque, je n’allais pas si loin dans la ville.