Ma « guéguerre » : c'est cette expression qui me vient spontanément à l'esprit quand j'évoque (rarement) mes souvenirs de cette période.
Quand je retrouvais ma copine de l'époque, qui ne s'était pas impliquée dans le mouvement, elle m'accueillait de la sorte : « Alors, Danielle, on l'a bien faite, sa petite guéguerre ? »
Nous avions 20 ans et nous étions étudiantes en histoire, à la fac de lettres (c'est comme ça qu'on disait à l'époque) de Toulouse.
À cette époque, elle était en plein centre-ville, au bout de la rue des Lois, à 400 m environ de la place du Capitole.
J'ai toujours eu peur, en en parlant, de reconstruire, de déformer, d'inventer…
Et maintenant que j'ai quasiment 70 ans, comment dire le ressenti de quelqu'un de vingt ans ? Comment ne pas trahir cette gamine qui était moi mais avec laquelle je n'ai plus grand-chose, pour ainsi dire, plus rien, en commun…
Il y avait alors, parallèlement, une autre guerre, une vraie celle-là, dont l'ombre plane pour moi sur le mouvement de Mai 68, la guerre du Vietnam.
La colère étudiante n'a pas éclaté dans un ciel limpide, venue de nulle part : nous étions très concernés par ce qui se passait, même si l'on n'appartenait à aucun des innombrables groupuscules qui en avaient fait une cause et un symbole.
L'entrée de la fac croulait sous les affiches dénonçant la guerre, il y avait je ne sais combien de comités qui militaient : des trotskistes, des communistes (de plusieurs obédiences), des maoïstes, que sais-je encore ? Ça foisonnait. Des gauchistes bien sûr… mais le terme ne veut pas dire grand-chose.
On manifestait très souvent contre la guerre, je me demande même s'il n'y avait pas une manif quasiment tous les samedis après-midi. C'était devenu une sorte d'habitude.
Un de nos slogans, dans le mouvement, sera d'ailleurs : « Ho/Ho/Ho Chi Minh », et on reprenait, inlassablement : « Ho/Ho/Ho Chi Minh ».
On a donc continué, presque naturellement, à manifester (dès avril?) mais là, ce n'était plus hebdomadaire, c'était devenu quotidien.
Combien étions-nous ? Des centaines, des milliers.
De quoi avions-nous l'air alors, nous, les jeunes ?
Cheveux plutôt longs et pantalons pattes d'éph’ pour les mecs.
Pour les filles : la mini-jupe ? Je ne m'en souviens plus… Pas commode pour manifester si c'était le cas. La coiffure ? Je ne sais plus non plus.
La manif commençait, enflait, se déployait, on apercevait les CRS, casqués, avec boucliers et matraques, le célèbre dessin de l'école des Beaux-Arts reflète bien la perception que nous en avions.
On commençait à scander : « Libérez/nos/camarades ! »
C'était qui, les camarades ? Où étaient-ils ? Je devais le savoir, à l'époque…
Et puis : « La chienlit/c'est/ lui, la chienlit/c'est/lui ! »
Et puis encore : « De Gaulle/Franco/Salazar !! »
Pauvre de Gaulle, il devait apprécier…
Ou bien : « Che/Che/Guevara/Che/Che/Guevara »…
Mais le préféré, c'était quand même : « CRS/SS »
On leur jetait des pavés ? Oui, sans doute mais j'étais en milieu ou en queue de manif, à ce niveau-là, on était moins téméraires, on attendait juste le moment de se mettre à courir.
Les CRS, c'était pas des tendres, empêchant de passer à tel ou tel endroit, attendant l'ordre de charger, et quand ils passaient à l'action, on se mettait à fuir à toute vitesse, une seule solution : courir vite, la course, la course effrénée, le sauve-qui-peut général. Courir, le plus vite possible, essayer de les semer dans les petites rues, se réfugier, hors d'haleine, dans les portes cochères, le cœur battant la chamade, d'avoir couru et d'avoir peur. Essayer d'éviter la bousculade, de ne pas tomber !
Personnellement, je n'ai jamais pris de coup de matraque (un des chefs toulousains du mouvement a traversé toute la période la tête complètement bandée…) mais j'ai goûté aux grenades lacrymogènes, beurk… Je ne sais pas ce que valent celles d'aujourd'hui mais celles de 68, elles étaient bougrement efficaces : estomac en révolution, on vomissait parfois, et torrents de larmes, yeux qui démangeaient longtemps…
Je me souviens d'être allée une fois, sottement, manifester avec des cours sous le bras ! Il y avait quand même quelques cours, peut-être était-ce d'ailleurs au tout début du mouvement. Mal m'en a pris, dans la panique, place du Cap[itole], quand il a fallu se replier dans les rues alentour, la chemise est tombée, les cours se sont éparpillés et envolés, on aurait dit des ailes d'oiseaux, je les ai regardés, atterrée, « mes cours, mes cours ! », basta, emportés, les cours… Le soir, j'ai encore insisté : avec ma mère et mon jeune frère, on est revenus sur les lieux du désastre, pour essayer de récupérer quelques feuillets épars… J'ai du mal à comprendre, encore aujourd'hui, comment ce souvenir est resté si vif et pourquoi j’y ai attaché tant d'importance.
Quelques réminiscences, en vrac…
Rassemblement monstre place du Cap, à quel moment ? Drapeaux rouges et noirs au balcon de l'hôtel de ville et le maire, Louis Bazerque, prenant la parole, essayant sans doute de prendre le train en marche, copieusement hué, c'était, je crois, un SFIO [Section française de l’Internationale ouvrière] pur jus.
Immense manif quand de Gaulle a disparu (le 29 mai, je crois…) et qu'on ne savait pas où il était : il y avait là bien plus que les étudiants, le cortège était gigantesque, on défilait sur les boulevards, noirs et archi-noirs de monde, il fallait de la place.
Chacun agitait un mouchoir (pas de Kleenex à l'époque, ça viendra plus tard). « Adieu, de Gaulle, adieu de Gaulle, Aaaaaadieu », sur l'air des lampions et ça repartait : « Aaaaaadieu, de Gaulle… »
On s'était un peu avancés, pour l'adieu, il faudra attendre encore un peu, pas longtemps, c'est vrai.
Mais au moins, Mai 68 a libéré la parole.
On parlait, on parlait de tout, on parlait partout, finis les complexes, finie la timidité, toute parole était légitime. N'importe qui pouvait parler.
Dans les amphis surpeuplés de la fac occupée où on ne voyait pas à 3 mètres à cause de la fumée des cigarettes, les étudiants parlaient entre eux, avec des profs (pas tous) et puis dans la rue, avec des citoyens lambda qui passaient par là, qui s'arrêtaient quand ils voyaient un petit groupe, qui se mêlaient à la conversation.
Beaucoup d'âneries ont dû se dire, bien sûr, mais qu'importe, on osait parler, on parlait.
On parlait partout, on parlait chez les commerçants, on parlait dans le bus.
C'est avant tout sur ce plan-là, que pour moi, oui, Mai 68 a été une libération…
J'ai découvert aussi, j'étais très naïve alors, que certains s'accommodaient très bien, de « petits arrangements ».
J'avais un pied dans le mouvement (un grand) et un petit, en dehors : certains profs avaient refusé de faire grève, parfois, j'allais en cours, suivant en cela ma copine. Le désespoir d'avoir perdu mes cours prouve que je ne savais pas trop comment me situer.
Un jour, on devait faire une sortie géologique dans les Pyrénées avec un prof, un communiste, remarquable…
Le bus stationnait sur le boulevard : des « révolutionnaires » sont arrivés pour nous dissuader de partir. Je pense que je me souviens exactement de la phrase prononcée par celui qui était à l'époque un des « chefs », à Toulouse : « Nous, on fait la révolution, et vous, vous partez tranquillement faire une sortie ! »
J'ai alors parlé (j'ai osé !) et j'ai dit quelque chose comme… « Est-ce qu'on est vraiment indispensables ? »
J'ai oublié ce que m'a répondu le prof qui était là : ou bien il a dit que personne n'était indispensable, mais peut-être a-t-il dit le contraire, chacun était indispensable… À quoi ? C'était, je le répète, un communiste : de quoi parlait-il ?
On est partis…
Quant au révolutionnaire…. il est quand même allé passer l'agreg, ben voyons, et il l'a eue, comme tout le monde cette année-là… Je n'ai pas oublié son nom, ce sont des choses qui marquent.
« Faites ce que je dis… ne faites pas ce que je fais »…
Cette période-là, je ne l'ai vraiment pas vécue comme idyllique, pas d'empathie, à quelque niveau que ce soit, pas de « fraternité ».
C'était dur, à quel niveau, je ne saurais pas le dire mais c'était le ressenti que j'avais à l'époque, pour moi, c'était violent.
Ma deudeuch à laquelle je tenais tant, la voiture, à l'époque, c'était la liberté, je la garais le plus loin possible du centre-ville, de peur qu'elle ne finisse brûlée, comme tant d'autres…
Ma deudeuch brûlée ! Je ne m'en serais jamais remise.
Les carcasses de voitures, il y en avait un peu partout, avec les tas d'ordures, pas ramassées pendant au moins trois semaines. J'ai vu des rats y chercher parfois leur pitance.
Les pavés à moitié arrachés dans les rues de l'hyper-centre, la barricade de la rue Lafayette, à hauteur de la Grande Poste, avec un bric-à-brac sans nom qui la constituait… Je regardais, en spectatrice, des choses que je ne comprenais pas.
« Nous l'avons tant aimée, la Révolution », a écrit Cohn Bendit…
Non, pas vraiment, pas tous.
Pourtant une chose est sûre : jamais je n'ai regretté d'avoir eu 20 ans en 68.
Avoir 20 ans en 1914 était une tragédie. en 1950 (ou n'importe quelle autre date) une banalité.
En 68, on a pensé, le temps d'un éclair, qu'on était les maîtres de notre destin. Et cette illusion, quelque part, nous a « portés ». Et à un point tel qu'elle a plus ou moins étouffé les générations suivantes.
Être soixante-huitard… c'était quelque chose.