Un corps nu affalé sur un Voltaire, la tête recouverte d’une fourrure, le bleuté du papier peint et celui d’une cheminée 1940, une traînée de sang sur le bras gauche. On parle rarement d’un roman en commençant par sa couverture, mais lorsqu’il y a une telle rencontre entre l’univers d’une photographe venue de la Drôme ( Delphine Balley) et un écrivain anglais, Neil Bartlett, cela s’impose.

La photo de couverture est énigmatique: un vivant trop pâle, un mort ? L’intrigue entière de Rue de la peau s’organise, elle, autour d’un rêve récurrent et dérangeant. Monsieur F., presque quinquagénaire, est coupeur, et coupeur de première, chez un fourreur de Skin Lane à Londres, 1967.
Il vit seul. Il ne caresse pas le vison gris fumée, ni le caracal, ni le renard roux, ou bleu, ni même la zibeline impériale, il y passe la main , sens du poil, rebrousse-poil, afin d’en vérifier qualité et luminosité. De temps en temps, c’est un peu dégoûtant, il faut laver la peau, ça pue. Monsieur F. incise avec précision, la main parfumée et ferme, c’est là son flirt le plus poussé avec la chair.
Chaque matin et chaque soir, il traverse ce quartier des fourreurs, un Londres de clairs-obscurs, rues étroites, porches profonds, fugaces floraisons derrière les grilles, univers industrieux menacé de disparition rapide, mais qui ne le sait pas encore.
Jusqu’au jour, où, dans son appartement cosy-étouffant, monsieur F. rêve : il voit ce corps nu, sans visage, suspendu au dessus de sa baignoire. Comme une bête. Mais c’est un homme, un jeune homme.
Baudelaire et Oscar Wilde sont convoqués, mais hommage à Apulée et Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, 1757, c’est de la Belle et la Bête qu’il s’agit. Monsieur F. – comme nombre d’entre nous – a ressenti un jour un poignant regret alors qu’apparaissait le prince, effaçant la Bête, la bête aimée.
Monsieur F. va mettre un visage sur ce rêve récurrent dont les variantes ne lui laissent plus de repos. Le très lisse visage de Beau Gosse, comme le surnomme l’atelier, le révèle à lui-même. Il n’est plus que passion, non dite, retenue, contenue dans l’interminable confection d’un manteau. De la vie, monsieur F. connaît peu, il le comprend brutalement. Il va néanmoins combattre, en état de rêve éveillé, et avec la violence que suscite le premier ou le dernier amour.
Je ne sais pas combien de temps Neil Bartlett a passé à écrire ce livre. Il y a apporté un soin extrême. Lames, coupes, poils, humeurs, lustre des peaux, et décors, sans jamais user de termes techniques, il est précis, effilé, jamais précieux cependant : une journée d’atelier ordinaire devient variation sur le désir et sensualité prégnante. Tout s’ordonne pour mieux perdre.
Corps inaccessible, rues où le commerce s’apparie avec le viscéral, Londres disparu ou du moins désormais tailladé par des quatre voies. Comme Ian Mc Ewan et sa « Plage de Chesil », Neil Bartlett a choisi de poser son regard d’aujourd’hui sur l’Angleterre de 1967 ( qu’il a dû peu connaître, à dix ans), soit au bord du chambardement, dont de rares prémices paraissent. Beau Gosse, adolescent, en est un à lui tout seul. Il lui faut apprendre qu’être désiré peut troubler presque autant que désirer. Monsieur F. – le patron de Scheiner et fils avait trouvé plus simple de désigner les employés par leurs seules initiales - franchira un pont qui sera détruit quelques semaines plus tard, retrouvera son nom entier. C’est Freeman.
Rue de la peau , Actes Sud, 23 euros, remarquable traduction de Gilbert Cohen-Solal. Et désolée, pas pu l'importer, la fameuse couverture.