L’autre jour, avec une copine – et au milieu de piles de livres – on se disait que les écrivains français un peu ambitieux avaient vraiment un problème avec l’histoire – déconstruite, neutralisée, ignorée – tandis que les anglo-saxons, quittes à bousculer langue et ordonnancement, s’y jetaient pour la plupart sans état d’âme.
Régis Jauffret, lui, aime beaucoup les histoires.

De la cuisson d’un gigot explosant en millions de possibles, aux dernières Microfictions, hypothèses délirantes, retour au probable, crochet par le possible, il extrapole, tire sur l’histoire comme sur un chewing gum, phagocyte l’ordinaire. Il éblouit, même si dernièrement, la virtuosité l’emportait sur le reste : une superbe machinerie menacée de vacuité.
Lacrimosa est une rupture. Jauffret n’est pas plus sage, et heureusement, il est plus grave, et tout le livre sembleporté par une nécessité ou une urgence.
Lui, l’écrivain, raconte la mort – comme ça, ou autrement, au chapitre suivant – d’une femme aimée. Elle s’est suicidée. Il lui parle. Il la vouvoie. Il l’empêche de mourir tout à fait.
Et elle lui répond. Elle l’appelle, tout du long, mon pauvre amour, le tutoie et le rudoie. Elle le voit venir : la belle matière littéraire, que cette douleur qu’il traîne.
Elle l’a aimé cet homme, pas si longtemps, elle s’est réfugiée chez lui, elle n’était qu’une sous-fifre de radio en route pour les licenciements par groupe de quatre, elle sait qu’avant de se flinguer dans le l’annexe parentale, il y a eu quelques moments, mais curieusement, elle est dans l’urgence post-mortem, du néant elle lui expédie des épîtres lucides, tandis qu’il louvoie encore, en vivant empêtré.
Elle lui rétorque qu’elle est morte de non-amour ou autre, qu’il jouit de mettre en mots ce qui n’a pas été, qu’il est misérable, l’écrivant peu vivant. Elle fut sa lectrice avant d’être son amante, mais il n’a pas vu , ou seulement entrevu, qu’elle dérivait vers la mort
Faites confiance à Régis Jauffret : il est son pire critique. Il sait très exactement à quel point une incise exubéranteest aussi évitement du réel.
C’est une correspondance, elle lui répond toujours de nulle part : tu écris pour éviter l’histoire. Tu ne peux rédiger un ligne sur le bonheur ( cet étatqui relève du roman honni avec gorgées de bière), tu n’as rien vu et tu t’empêches d’aimer.
Il avoue, mais il extrapole,il tente de faire l’écrivain, là haut dans son huitième étage de l’Est parisien.On en déduit qu’au club med’ de Djerba il fut un boulet, tandis qu’elle savait, là, à cet instant, tirer du plaisir. Qu’elle mourait d’incertitude ou d’humiliation dans sa radio, tandis qu’il écrivait. Qu’elle courait la ville, à la recherche de son autre amant le skipper, ou à la recherche d’une raison de poursuivre, tandis qu’il écrivait,
Lacrimosa, noble titre pour faillite ordinaire. Régis Jauffret se fait tailler en pièces, homme et écrivain, accueillant sous la couette, mais triste sire quant à la tentation d’en finir, par la morte volubile qui finit par l’absoudre puisqu’il l’écrit si bien, ce loupé majeur et qu’elle l’a vu pleurer, quand même. Hypothèses et versions diverses finissent par se fondre en un tableau flou, un peu tremblé, de cette Charlotte qui râle parce qu’il la prénomme comme un gâteau.
Et on fait plus que l’absoudre, Régis Jauffret, parce que son livreune fois fermé, un peu de temps passé, on s’aperçoit que Lacrimosa est de ces romans à noyau dur qui vous suivent, et poursuivent. Une oeuvre? Une oeuvre.
Lacrimosa, Régis Jauffret, Gallimard, 16,50 euros