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Billet de blog 26 juillet 2023

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Le kitsch olympique

[Rediffusion] La cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024, s’ils ont lieu, devrait se dérouler dans un an, jour pour jour. Le point de départ de cet événement sportif mondial insensé – sans sécurité, en pleine guerre, sous des menaces, tant intérieure qu’extérieure – est le relais de la flamme olympique puis, son point d’orgue, le défilé des athlètes juchés sur des bateaux aux couleurs nationales.

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1936 : d’Olympie à Berlin…

Historiquement, le relais de la flamme qui prend son départ d’Olympie pour atteindre le stade de la ville hôte tire son origine des JO nazis de Berlin 1936. Ce relais fut en effet inventé ou plutôt réinventé par Carl Diem, le secrétaire général du Comité organisateur des Jeux olympiques allemand (Jean-Marie Brohm, 1936. Les Jeux olympiques à Berlin). Carl Diem a imposé une tradition grecque qui n’existait pas vraiment en la transformant, c’est-à-dire en l’adaptant à l’idéologie nazie à partir de courses aux flambeaux de l’Antiquité grecque appelées les lampadédromies. L’idée du relais de la ville d’Olympie à Berlin se veut une parabole du lien sacré et désormais reconstruit entre Antiquité et modernité, hellénité et germanité, la Grèce et l’Allemagne.

Sur le site d’Olympie, aujourd’hui encore et avant le départ de la flamme et son relais, il y a toute une chorégraphie qui accompagne son allumage. Elle est désuète et archaïque : vestales en supposés costumes grecs (jeunes femmes en drapé) et garçons déguisés en archers. Ces mises en scène parodiques, comiques voire loufoques furent elles aussi de pures créations nazies, approuvées par Joseph Goebbels (ministre de la propagande), adoptées par le CIO et mises en œuvre par les villes hôtes depuis, précisément, les JO de Berlin 1936. La mobilisation de l’Antiquité par les nazis, la récupération corrigée sinon révisée des rites antiques grecs, très bien documentée par l’historien Johan Chapoutot (Le nazisme et l’Antiquité), fait partie intégrante de l’arsenal olympique moderne qui n’a jamais été remis en cause. Deux autres exemples : l’affiche officielle des JO de 1936 représentait un athlète grec au visage taillé dans la pierre, le front ceint de lauriers ; de son côté, l’architecture néo-classique du stade de Berlin empruntait au style dorique comme la plupart des édifices construits à une échelle démesurée pour encadrer des masses de corps identiques. Dans une volonté tenace et pérenne d’associer sinon de fusionner le corps et l’édifice bâti, les nazis ne cessaient d’exalter le corps nu et lisse nettoyé de toute aspérité sinon anomalie, le corps sportif, agressif et discipliné, le corps parfait, musculeux et plein de force brute, avant tout mâle et performant, capable de prouesses jusqu’à son sacrifice en tant que guerrier. Le corps nazi est mis en avant par le biais d’une double transsubstantiation : de la chair vers la pierre et de la pierre vers la chair. Le corps du sportif se transforme en un bloc de pierre ; la pierre de l’édifice devient chair, le marbre blanc se fait corps, une peau immaculée.

Par ailleurs, le stade bondé de spectateurs constitue ce lieu où s’alignent des milliers de corps qui composent cet « ornement de la masse » finement analysé par Siegfried Kracauer et qui donne tout son sens à un processus rapide de réification des corps : alignement, densité, compacité, sérialité, perte de l’identité, dépersonnalisation… La flamme olympique achève son parcours dans le stade lorsqu’un athlète la plonge dans une vasque dont le feu va brûler durant toute la compétition. La voix de la masse – une immense clameur – se fait alors entendre.

Dans le cadre des JO, la symbolique de la flamme est simpliste : le feu purificateur, la force supérieure, l’effort permanent pour qu’elle ne s’éteigne pas. La flamme des Jeux Olympiques voudrait également symboliser la transmission, la paix et l’amitié entre les peuples, plus généralement les valeurs revendiquées par l’Olympisme : « société pacifique », « fair-play », « trêve », « grande fête de la jeunesse sportive », « compréhension mutuelle », « respect »…

2024 : la mise en Seine olympique

Pour les JO de Paris 2024, le relais de la flamme, parti d’Olympie et une fois franchi la Méditerranée, passera par 65 villes-étapes et les départements français qui ont acquitté une facture de 180.000 € (TTC). Certaines d’entre elles – d’anciennes villes olympiques – l’ont toutefois refusé : Grenoble, Albertville… ainsi qu’une dizaine de départements. La flamme traversera tous les arrondissements de Paris.

L’empreinte marquante que veulent laisser les JO de Paris 2024 concerne la cérémonie d’ouverture qui ne se déroulera pas dans un stade mais sur la Seine et au cœur de Paris. Elle a, elle aussi, tout d’un spectacle kitsch à la fois dangereux et désuet. Près de deux centaines de millions d’euros dépensés pour un défilé du pont d’Austerlitz au pont d’Iéna (via la Concorde, les Invalides, le Grand Palais…), sur une distance de 6 km, d’environ 150 barges chargées de 10.000 athlètes et de quelques VIP sélectionnées (2.700 € la place…) s’exhibant devant plusieurs centaines de milliers de spectateurs dans des tribunes, sur les quais et la présence d’une centaine de chefs d’État (Poutine et Jinping, les fauteurs de guerre ou encore Erdogan, tous représentants les grandes démocraties seront-ils présents ?). En pleine guerre en Europe, sous différentes menaces de nombreux autres confits, extérieurs (Taïwan) et intérieurs (émeutes, séditions voire sécessions), comment peut-on parier sur un événement se déroulant durant une journée complète, en plein air, avec un public aussi nombreux ? Le risque d’une catastrophe est immense. À la manière du pari de Blaise Pascal, pourquoi veut-on nous forcer à croire à la réussite d’une entreprise trop hasardeuse ? Tony Estanguet, le président du COJO, déclare avec beaucoup trop d’aplomb que « la France sera l'endroit sur la planète où on sera en totale sécurité ».

Pour Paris 2024, les organisateurs ont souhaité modifier la cérémonie d’ouverture. Au stade, habituellement utilisé pour les compétitions, va se substituer un fleuve, la Seine. On y trouvera une masse agrégée d’environ 600 000 personnes répartie dans les tribunes sur les quais et visualisant les athlètes sur leurs barges. La navigation des embarcations se fera au fil de l’eau en passant devant les bâtiments « iconiques » comme les qualifient les organisateurs de Paris 2024. Le spectacle serait visionné par un milliard de téléspectateurs. Dans un processus historique global que Walter Benjamin caractérisait de « prolétarisation croissante de l’homme [et] de développement croissant des masses », il avait insisté sur cette façon d’organisation politique de laisser les masses « s’exprimer » à travers les « manifestations sportives » ou encore « les grands cortèges de fête ». Le philosophe insistait sur la nouvelle puissance d’emprise sur les individus que constitue « l’appareil de prises de vues [car avec lui] la masse peut se voir elle-même face à face ». Or, c’est très exactement ce que propose le spectacle de Paris 2024 sur la Seine. Comme l’annonce le site « Paris2024.org », « 80 écrans géants et une sonorisation permettront à tous de profiter de l’ambiance magique » ; les embarcations seront « équipées de caméra pour permettre aux téléspectateurs d’être au plus près des athlètes ».

Une esthétique de pacotille

On ne peut nier le caractère esthétique d’un tel événement – se déploie ici une esthétique du laid que le philosophe Karl Rosenkranz situait « entre le concept du beau en soi et celui du comique ». Or, c’est la ville de Paris et ses monuments emblématiques qui en assurent avant tout le décor grandiose. Tout au long de la Seine, des chefs d’œuvre architecturaux constituent l’écrin majestueux dont les barges flottantes voudraient tirer directement profit. Le bâti parisien considérable et impressionnant est approprié par l’Olympisme et ses embarcations drapées aux couleurs des nations participantes. Ce sera la nouvelle « Parade des Nations » inventée en 1928 aux JO d’Amsterdam. Le problème est toutefois le suivant : associer l’exhibition de sportifs, voire de champions, à un fond de décor, en l’occurrence l’écrin sensible des bâtiments historiques à l’instar de Notre-Dame ne peut que ternir ceux-ci au profit de ceux-là. Pourquoi l’Olympisme doit-il s’identifier à l’histoire même de la ville de Paris ? Y a-t-il en effet une nouveauté historique à ce qui n’est qu’un détournement ou plus exactement l’absorption de la beauté patrimoniale d’une ville que l’on associe de manière kitsch à une flottille de bateaux bondés d’athlètes ? Aucun. Y a-t-il une valeur esthétique originale dans cette mise en scène qui nous parlerait un langage libérateur et produirait des images libératrices, qui convoquerait un seul élément émancipateur et qui ne redoublerait pas le quotidien le plus banal ? Aucune. Le principe même de cette cérémonie d’ouverture des JO participe d’une caricature du beau, quelque chose de burlesque voire de grotesque eu égard à la beauté des monuments qui l’entourent et de Paris et sa substance sensuelle unique. Car identifier les athlètes olympiques et leurs prouesses aux monuments de Paris, à tout le moins les projeter comme des monuments humains équivalents, est le comble de la dégradation que l’on nous présente par ailleurs comme une histoire à part entière – l’Olympisme – liée à celle de Paris. Les édifices publics parisiens sont littéralement pris en otage par le CIO et son surgeon le COJO. Ils sont privatisés avec l’appui de la ville de Paris et de l’État français dans le cadre d’un contrat de ville hôte léonin et de deux « lois olympiques et paralympiques » iniques. Rappelons que le CIO est statutairement une organisation internationale non gouvernementale à but non lucratif (on est priés de ne pas rire).

Plus généralement, on assiste à l’introduction de la performance dans le patrimoine, du record dans l’art, du spectacle du muscle au cœur de l’architecture. Il s’agit ici ni plus ni moins que de la disparition du caractère culturel unique de Paris, de l’identité de la ville et de l’art, et ce par le biais de l'écrasement symbolique de ses monuments dans le cadre d’une apothéose d’un divertissement colossal et ridicule. La confusion entre l’art et le sport est portée à son comble, au profit d’une survalorisation de ce dernier. Ce défilé sur la Seine correspond à ce qu’Adorno dans sa critique du kitsch qualifiait de « modèle du vulgaire esthétique », un « monde sous-esthétique ». Rendre équivalents la parade des barges sur lesquels seront juchés les athlètes et les édifices qui les entourent participent de ce que l’historien de l’art Giulio Carlo Argan appelait une « esthétique de l’événement » : la beauté des monuments est rabattue sinon anéantie par l’exhibition dérisoire de sportifs cabotant sur les flots d’une Seine polluée. En cherchant à hisser le défilé des bateaux à la hauteur d’une œuvre d’art parmi d’autres chefs-d’œuvre, Notre-Dame… Paris et ses monuments sont dégradés, dépossédés de leur aura au profit, si l’on peut dire, d’une sportivisation de l’art et de la ville. Autrement dit, on ruine la valeur historique des monuments lorsqu’ils sont situés au même niveau de représentation et d’expression plastique qu’un défilé de sportifs embarqués sur des bateaux qui n’ont, eux, de valeur que par le truchement de leur valeur sportive, en l’occurrence les records, performances et autres prouesses inoubliables sinon stupéfiantes dont ils sont les détenteurs.

Plus généralement et pour conclure, cette cérémonie d’ouverture des JO de Paris 2024 sur la Seine avec son relais participe d’une gratification narcissique de masse dans le cadre d’un Olympisme qui se veut dominateur. Le risible spectacle des sportifs juchés sur des barges se veut indépassable alors qu’il n’est qu’une caricature historique et esthétique, certes monumentale, renvoyant à cette « olympisation » du monde tant souhaitée par le baron Pierre de Coubertin.

Marc Perelman,

Professeur émérite des Universités,

Auteur de : 2024, les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, Bordeaux, Éditions du Détour, 2021.

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