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Billet de blog 8 septembre 2023

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Ce que dit le rugby de notre société

À moins d'un an des JO de Paris 2024 pour lesquels les Français n’éprouvent aucun intérêt, sans doute est-il nécessaire que la Coupe du monde de rugby vienne s'installer en France. Le texte qui suit tente de comprendre les ressorts de fascination pour un sport de combat qui laisse derrière les « batailles homériques » des blessés et des morts.

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Après le football, subir le rugby

Dans le cadre de la sportivisation accélérée de notre existence (des compétitions incessantes sous toutes les latitude et longitude, de jour comme de nuit…), de l’agitation nationalo-rugbystique quotidienne offerte par la prochaine Coupe du monde, enfin de l’acmé de delirium médiatique qu’est la mise en avant des idoles, des icônes et des bêtes de somme de l’Ovalie des humanoïdes associés, mon interrogation portera ici sur les mécanismes pulsionnels, les ressorts des motions mises en œuvre, et de leur sublimation, autrement dit de la gigantesque organisation libidinale qui a lieu au cours de cette pseudo aventure que constitue la Coupe du monde de rugby, pour moi une vraie régression sociale, de plusieurs semaines (8 septembre-28 octobre 2023). Mes interrogations ne porteront pas sur les associations linguistico-sémantiques du genre rugby « et » société, ni sur l’appréciation positive de la place objective du rugby dans la société (sa féminisation serait un progrès considérable). Mais je développerai plutôt mes intérêts de connaissance autour de ces questions : que nous dit le rugby de notre société ? À quoi est due une telle mobilisation de la population et comment se manifeste-t-elle ? Quelles en sont les conséquences sur le plan sociopolitique et surtout sur le plan de la psychologie sociale de masse ? Comment le choc d’une mêlée, la collision de deux équipes, la percussion des épaules, les commotions physico-cérébrales et les dégâts psychiques qui s’en suivent, les plaquages violents avec ou sans « cathédrale » peuvent-il à ce point exciter les foules[1] ? Une telle ferveur autour d’une équipe de rugby n’est pas en effet innocente de la curieuse capacité d’un « peuple » à se projeter dans des abysses de crétinisation. Quels sont les fondements de ce projet de façonnement mental et corporel inaugurés par le rugby après l’avoir été par le football ? Plutôt deux fois qu’une… Sur quoi s’appuie en fin de compte une adhésion à ce point incoercible d’une large partie de la population pour le sport qu’il se décline en rugby ou en football ?

On l’a compris, mon analyse de la Coupe du monde de rugby n’est pas tout à fait la même que celle des commentateurs patentés, journalistes, hommes politiques, stars et starlettes du showbiz, médiateurs en tout genre…

Poussée sportive, poussée de nationalisme, poussée des Bleus

Mes interrogations actuelles et les éléments de réponse que je veux apporter veulent situer l’enjeu sociopolitique sur le plan plus profond et plus intense des phénomènes d’adhésion collective, d’identification, de projection, de résolution narcissique de la psychologie de masses assoiffées de lutte des corps entre eux, de batailles rangées, de la simulation de la guerre que le rugby reconstitue à son échelle. La figure centrale de cette formidable machine à décerveler qu’est la mise en scène de l’Ovalie moderne prend forme dans le thème répété à l’infini de la poussée. Que n’a-t-on entendu autour de la poussée. Avec les « Bleus », nous devons tous pousser dans les mêlées qui « nous » oppose aux différents adversaires. Précisément dans le rugby, la « poussée » est le maître-mot de la compétition, voire l’enjeu par excellence. Ce qui ne peut être un hasard… La figure de proue de ce qu’on appelait encore « le jeu à XV » est en effet la mêlée par quoi la poussée se manifeste. Or, la mêlée est un ordre militaro-animalier du corps, puis son désordre, son délitement dans la démêlée qui se termine parfois par un enchevêtrement de corps à terre, un amas de corps allongés ou repliés sur eux-mêmes, mélangés, contorsionnés, écartelés, souvent blessés et saignants. On est alors devant un étal avec ses viandes rouges, sanguinolentes sur lesquelles les gros plans de télévision s’attardent de manière complaisante. De temps à autre, on balance un morceau désormais inutilisable. On le ramène au vestiaire ou sur le banc de touche. Grâce à la télévision, il s’agit toujours de bouffer de la viande par les yeux !

Dans le rugby, pas de mêlée sans corps, mais pas de mêlée sans ballon.

Mêlée et ballon, voilà les deux éléments, les deux objets qui sont l’épicentre réel et fantasmatique de toute l’entreprise rugbystique. Et surtout et toujours, ces poussées permanentes de blocs de viande, de la chair empaquetée sous des maillots serrés, des justaucorps soulignant les déformations, difformités et autres anomalies musculaires, bref ces poussées de paquets de muscles, épaules contre épaules, face contre face, le nez plongé dans le derrière des collègues de terrain, ceux des lignes de devant (deuxième et troisième lignes). Au-delà des règles du jeu qui imposent la mêlée, comment la mise en œuvre de tant de poussées et une telle exhibition a-t-elle été à ce point le lieu d’une fascination populaire, d’un enchantement du peuple, dans cette façon de le subjuguer ? Justement, de l’exhibition, on sait qu’elle est en son essence, à savoir une forme de sexualité secondaire avec, dans le rugby, son matériel propre : le maillot-uniforme, la parade-rituel, les mouvements rythmés (les enchaînements, les grands déploiements des lignes de joueurs avec la passe à la main du ballon), la dégaine sportive en général, c’est-à-dire ce mélange dosé de lourdeur ou d’empâtement du corps (roulement des épaules, vision permanente du muscle et de son spectacle, tatouages…) et d’attitudes juvéniles ou infantiles (ridicules tenues vestimentaires, longues embrassades…) ; et la mêlée, bien sûr, comme épicentre de toute cette frénésie exhibitionniste.

On sait, par ailleurs, dans les termes analytiques de Freud (Métapsychologie), que la poussée est à l’origine de la pulsion elle-même : « Le concept de “pulsion” nous apparaît, précise Sigmund Freud, comme un concept-limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposée au psychique en conséquence de sa liaison au corporel. […] Par poussée d’une pulsion on entend le facteur moteur de celle-ci, la somme de force ou de mesure d’exigence de travail qu’elle représente. » Loin de procéder à une analogie trop immédiate entre le rugby et les manifestations pulsionnelles inhérentes au corps, dans le rugby tout de même, l’objet de la poussée, pour continuer de suivre Freud, ressortit d’une conquête, celle du ballon ovale, l’objet fétiche de tous les assauts, l’occasion de toutes les bagarres. Tout se met en mouvement, tout se déclenche au moment précis où le ballon pénètre sous la mêlée, en son milieu, dans les ouvertures laissées par les joueurs, dans l’interstice laissé libre par les jambes des joueurs s’arc-boutant sur leurs crampons. On introduit alors le ballon dans cette fente que permet la mêlée, une empoignade pas tout à fait symétrique, l’axe des premières lignes étant légèrement décalé. Ah la belle introduction ou l’introduction ratée ! Avec la réussite de l’introduction, le ballon ovale, cette savonnette ou plutôt ce suppositoire va immédiatement déclencher la poussée des deux équipes opposées. Très vite, le ballon disparaît sous la mêlée et le va-et-vient des jambes des joueurs (surtout celles du talonneur) va faire son office. Le ballon est soit rapidement expulsé, soit conservé. Ah ! cette rétention du ballon qui procure, là encore, là à nouveau, un plaisir non dissimulé : les joueurs de l’équipe adverse voient le ballon mais ne peuvent le saisir sans commettre une faute immédiatement sanctionnée. L’espace au cœur de la mêlée est inviolable, tabou. D’ailleurs dans ce trou (le tunnel), on n’y voit rien : anus rugby

Sexualité refoulée et mêlée

 Le rugby est encore plus malsain que le football parce qu’il mobilise plus intimement les pulsions individuelles dans un projet de régression totale qui entraîne une part importante de la population. Le rugby est encore plus désespérant que le football parce que la violence y est plus massive, plus présente et mieux acceptée voire revendiquée. Cette violence revendiquée, légitimée est le couronnement d’une beauté crépusculaire dont on peut apprécier l’étendue des ravages en consultant le calendrier les « Dieux du stade » devenu depuis quelques années une institution. La Coupe du monde met en lumière et déploie un caractère régressif généralisé et profond qui s’étend à toute la société. Une esthétique de la commotion se déploie à travers tous les supports possibles : télévision, panneaux publicitaires, presse aux ordres, et ce calendrier…

La Coupe du monde de rugby permet en tout cas d’apprécier les puissants liens libidinaux déployés entre les joueurs et leur public de supporters, et entre les joueurs eux-mêmes qui ont passé une partie de leur temps à quatre pattes dans les mêlées. La mêlée, nous y revenons, cette figure par excellence du rugby, qui ne cesse de se former, de s’écrouler, de se reformer. La mêlée où chacun peut exercer son sens olfactif, multiplier les mauls rentrants, et à partir de là pénétrer et pourquoi pas violer les défenses, martyriser le camp adverse, et en passant, se faire écraser les membres et frotter les oreilles qui ressemblent désormais à des feuilles de choux ou à des excroissances végétales sorties tout droit d’une tête d’androïde. Bref, la mêlée où les épaules sont mises à rude épreuve, mais pas seulement les épaules…

Le développement de comportements régressifs sur la base d’une complicité sadomasochiste (agressivité/destruction) ou d’un narcissisme de groupe est devenu l’un des caractères visibles du sport de compétition. Dans le rugby, des éléments fonctionnels comme le maillot et le short désormais collés à la peau (le maillot est de couleur rose pour les joueurs du Stade Français) surinvestissent l’objet du désir de corps, mais ils ne le réalisent qu’en excitant « le plaisir préliminaire non sublimé » (Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison).

Le calendrier annuel des « Dieux du stade » (les joueurs de rugby français) en est l’illustration effroyable. Ce qu’on appelle le « sporno », c’est-à-dire le croisement du sport et de la pornographie, est coloré dans le rugby façon gréco-gigolo : exhibition des belles brutes nues ou à moitié nues (souvent blondes) à la plastique de statues grecques se rapprochant de la statuaire-monstre d’Arno Becker, Thorak, Klimsh et Cie, des individus parfois menottés, enchaînés à leur ballon de métal cache-sexe ou plutôt substitut sexuel, lascivité des corps étalés dans des poses lascives, débraillé d’un slip entrouvert (façon moule-bite) à peine retenu par un sexe en légère érection et prêt à jaillir couronné de poils pubiens apparents, peau cuivrée, huilée et balayée par des jets d’eau de douche prise à deux, etc. Se déploient ainsi toute la gamme des images du spectre des fantasmes d’une corporéité fasciste : énormité ou démesure de corps monumentaux dont les muscles saillent sous la peau et forment des paquets, des amoncellements de chair, d’énormes bosses, des gibbosités, des enflures comme autant d’excroissances ; peau lisse, étirée, glabre, nettoyée, sans pilosité ; tatouage façon camionneurs ; pose guerrière avec protections d’usage (genouillère, protège-tibia, bandeau aux oreilles, casque en cuir…) ; regard raide, tendu, parfois un peu endormi, parfois même mâtiné d’une invite de séduction câline… Bien sûr, on nous dira qu’il faut prendre cela au deuxième degré, sous-entendue qu’il y a un premier degré par lequel on serait déjà passé.

Dans le sport et le rugby en particulier, l’idéal érotique est ramené au stade prégénital surtout dans sa composante sadique-anale avec un élément actif qui se déploie, selon Freud, dans « la pulsion de maîtriser, elle-même liée à la musculature » (Trois essais sur la théorie de la sexualité). Pour saisir la pertinence de cette analyse du caractère prégénital, il suffit d’observer le comportement « débridé » des joueurs après un but ou un essai : ils se sautent dessus, s’embrassent, s’étreignent dans une (nouvelle) mêlée collective, se roulent parterre les uns sur les autres, se congratulent en se tapant sur les fesses, jubilent comme des gosses… Dans le rugby, la mêlée est donc le lieu par excellence de cet érotisme anal dont parlait le psychanalyste : engagement, poussée, retenue, écroulement ; la musculature de chacun est mise à contribution dans la prise sur le corps de l’autre et dans cette façon de se courber, presque à quatre pattes, typique pour le coup de la régression olfactive… Erich Fromm, de son côté, a bien mis en lumière que « les impulsions prégénitales et tout particulièrement anales sont assez fortement développées » dans les groupes, exacerbant les comportements agressifs et destructeurs. Le rugby correspond parfaitement à ce stade anal des pulsions mises en œuvre en particulier dans la mêlée qui en est le moment fort. Le caractère polaire de l’activité et de la passivité est exacerbé dans les joutes de football ou de rugby.

La fascisation émotionnelle de masse

Le sport en tant qu’exacerbation de la tension sexuelle masculine accomplit cette régression collective vers des stades infantiles, archaïques et narcissiques. Le groupe des joueurs est en fait une petite armée en ordre de marche, émotionnellement travaillée par le plaisir équivoque qui le conduit des lieux du regroupement intime et privé (les vestiaires du stade, les lieux d’entraînement) jusqu’aux lieux publics des défilés de la victoire (Circus Maximus à Rome, Champs-Élysées à Paris…). Élevé au firmament du succès médiatique, le groupe constitue une sorte de meute guerrière sans la vraie guerre (voire Jean-Marie Brohm, Les meutes sportives). Le terrain de sport – l’espace clos des stades et des centres d’entraînement en assure et maintient le caractère fermé – permet lui aussi le renforcement d’une atmosphère collective à forte coloration d’une sexualité refoulée et d’une sexualité endogame, « inversée », grégaire où le même recherche le même dans l’ivresse narcissique et la jouissance mégalomaniaque de la « victoire ». L’équipe sportive en tant que structure collective militarisée par une discipline de commando (stage en vue de la préparation du Mondial de rugby pour l’équipe de France) est la résurgence de l’esprit de la horde ou de la meute de chasse dont l’objectif est la domination, la prédation, l’humiliation et qui doit être partagée par tous les spectateurs. À ce titre, le rugby constitue une structure mâle archaïque dont la bestialité et le culte de la violence physique font écho – pulsionnellement et idéologiquement – à d’autres hordes basées sur l’absence de scrupules, l’apologie de la force brutale et la destruction du concurrent, de l’adversaire ou de l’« ennemi »…

Marc Perelman,

Auteur de : 2024, les Jeux olympiques n'ont pas eu lieu, Éditions du Détour.

[1]. Le cabinet anglais d’avocats Rylands Garth notent que 400 joueurs sont morts prématurément ces 10 dernières années. Les commotions cérébrales qui constituent le quotidien du rugby produisent au mieux : vertiges, nausées, maux de tête, déséquilibre, confusion, perte de mémoire, troubles de l’élocution, vision floue et déformée ; au pire : état dépressif et suicidaire. Les Fédérations nationale et internationale de rugby ne veulent rien entendre. Lire l’ouvrage du Dr. Jean Chazal, neurologue, Ce rugby qui tue.

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