Lettre ouverte à Enzo Traverso
« L’antisionisme est la trouvaille miraculeuse, l’aubaine providentielle qui réconcilie la gauche anti-impérialiste et la droite antisémite ; l’antisionisme donne la permission d’être démocratiquement antisémite. »
Vladimir Jankélévitch (avec Béatrice Berlowitz), in Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, 1978, p. 143.
« [L’« antisionisme »] nous donne la permission et même le droit et même le devoir d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre : ils auraient mérité leur sort. »
Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible [1971], Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 19-20.
Cher ami,
J’ai lu avec attention mais aussi beaucoup d’inquiétude ton entretien du 5 novembre dernier avec Médiapart à propos de la guerre entre Israël et le Hamas (https://www.mediapart.fr/journal/international/051123/enzo-traverso-la-guerre-gaza-brouille-la-memoire-de-l-holocauste). D’emblée, ce que tu appelles « le brouillage de l’Holocauste » lié, d’après ton analyse, à l’entrée en guerre d’Israël me parait un argument spécieux sinon intenable. Mettre en avant le rappel de la destruction des Juifs par les nazis pour avaliser la culpabilité d’Israël, responsable de ce « brouillage », me semble perfide sinon pervers en ce qu’elle désigne la victime comme étant le bourreau. Tu parles de « l’évocation de l’Holocauste [qui] devient une source permanente de malentendus. […] Lorsqu’on évoque l’Holocauste, c’est pour présenter l’antisémitisme comme la clef d’explication du 7 octobre ». Personne n’a évoqué l’Holocauste pour caractériser le pogrom de ce 7 octobre. Il était par contre impossible de ne pas y penser puisque ce pogrom avait toutes les caractéristiques de ce que fut l’Holocauste : un meurtre de masse des juifs en tant que juifs.
Toute ton analyse découle d’une inversion de termes, une sorte de sophisme permanent. Dès lors, elle dérape très loin dans l’incompréhension politique que tu manifestes quant à la guerre, à la nature du Hamas et à l’antisémitisme que tu annonces « historiquement en déclin »…
Tout d’abord une rectification historique. Trotsky n’a pas tout à fait passé « la plupart de sa vie en exil » comme tu le prétends. Né en 1879 et assassiné en 1940, à l’âge de 61 ans, il a séjourné au début du xxe siècle environ 7 ans en Europe et aux États-Unis lors de deux exils jusqu’à la révolution de février 1917, et 11 années dans un exil définitif puisqu’il fut exclu d’URSS en 1929 en tant qu’ennemi politique de Staline. Sa judéité n’avait rien à voir avec cette expulsion même si Staline n’en était pas moins un antisémite viscéral. Il n’est en rien cette « figure emblématique de cette judéité diasporique » comme tu le prétends à tort.
Autre « figure emblématique » selon toi : « Henry Kissinger : juif allemand exilé aux États-Unis qui devient le principal stratège de l’impérialisme américain ». Pourquoi cette mise en parallèle ou cette fausse symétrie entre deux juifs ? Le bon et le méchant. Le juif d’une époque, ancienne, révolutionnaire, internationaliste et le juif de la nouvelle époque, nationaliste, colonialiste, impérialiste. Le procédé est douteux sinon perfide. Voulais-tu dire par là que les juifs sont désormais colonialistes et impérialistes à l’enseigne de leur nation Israël dont l’ONU a permis la naissance en 1948 faisant suite au partage de 1947 ? Un partage et une naissance, immédiatement remis en cause par les attaques simultanées des armées arabes (de Jordanie, d’Égypte, de Syrie, d’Irak, du Liban, d’Arabie saoudite, du Yémen du Nord) faisant 6 000 morts, soit 1 % de la population juive. Toute ton analyse méconnait cet élément décisif : après avoir subi l’attaque des armées arabes, avant même sa naissance puis pendant plusieurs dizaines d’années après, Israël doit subir les mouvements terroristes de l’OLP jusqu’en 1988 puis du Hamas à partir de 1988. À chaque fois, que ce soient les leaders arabes ou les différents dirigeants palestiniens, l’objectif reste le même : la destruction pure et simple de l’« entité sioniste », du « petit Satan », du « cancer » qui rongerait la Palestine et autres métaphores et images si délicates. Plus loin, dans cette « Lettre ouverte », tu pourras lire ou relire des extraits significatifs de la Charte du Hamas.
Pour revenir à ta mise en parallèle Trotsky/Kissinger, tu le sais comme moi, les positions politiques des Juifs épousent depuis plus d’un siècle tout le spectre politique moderne : de l’extrême gauche à l’extrême droite jusqu’au fascisme sous l’Italie mussolinienne via les gauches sioniste et antisioniste et les droites sioniste et antisioniste. Par contre, le parallèle que tu veux établir entre deux juifs si opposés politiquement est un procédé vraiment tors. Pourquoi ? Tu cherches à montrer que le juif moderne ne peut être qu’impérialiste, nationaliste et colonialiste et que cela condamne de fait Israël et amende aujourd’hui le Hamas que tu estimes d’ailleurs appartenir « à la résistance palestinienne [qui] est un fait incontestable ». Permets-moi de le contester : le Hamas a tué la cause palestinienne ; et toute solution israélo-palestinienne (état binational, deux états…) est désormais repoussée aux calendes grecques du fait de la guerre voulue par le Hamas. En outre, tu ne dis pas un mot sur cette importante fraction de la population israélienne qui a manifesté contre B. Netanyahou pendant des semaines. Sont-ils des colonisateurs ? des impérialistes ? des nationalistes ? dignes successeurs de Kissinger ? Les juifs ont constitué un État, loin d’être parfait, on s’en doute, mais aux antipodes de l’ensemble des États qui les entourent. On peut être trotskiste à Tel-Aviv mais pas Damas, ni au Caire ni à Amman. Essaie donc dans ces trois villes de diffuser un tract en faveur de la révolution permanente…
S’il apparaît fondé, dans une première réaction de sidération, de définir le Hamas comme un mouvement terroriste, qui a semé la terreur, ce serait encore mieux de préciser le fondement religieux de ce « Mouvement de la Résistance islamique » comme il se définit lui-même. « Terroriste », c’est presque à côté du problème. Hitler était-il un terroriste ? et les nazis, des terroristes ? Les seuls noms propre et commun – Hitler, nazi – suffisent à les qualifier définitivement. Le 7-octobre, lui, fut un pogrom, et même, si cela est possible, pire encore : les assassins ont tout filmé pour accroître l’épouvante sur les vivants. Le Hamas est un mouvement pogromiste envers les Juifs qu’il veut éliminer, éradiquer de la terre de Palestine, « du Jourdain à la mer ». Le Hamas procède comme les nazis – des escadrons diaboliques qui tuent, s’acharnent sur les morts, les brûlent – à la différence qu’au lieu d’effacer les traces des corps il les exhibe au monde entier jouissant au plus profond d’eux-mêmes des images accumulées. Lors de ce pogrom, le Hamas a été accompagné par des membres du Jihad islamiste et de civils dont certains furent même reconnus par les kibboutzim restés vivants…
As-tu pris la peine de lire la Charte du Hamas (18 août 1988) ? Toi, soucieux de références précises et documentés, aurais-tu négligé ce texte que le Hamas a pris le soin de publier et de compléter par « Un document sur les principes essentiels et les politiques générales » (mai 2017). Dans cette Charte, il est d’emblée précisé que pour le Hamas, « l’Islam est sa règle de vie » (Article Premier). Puis article huit : « Allah est son but, le prophète son modèle, le Coran sa constitution, le jihad son chemin et la mort sur le chemin de Dieu la plus éminente de ses espérances ». Un programme assez éloigné, me semble-t-il, du Programme de transition de la IVe Internationale que tu connais bien. Éloigné d’ailleurs de tout programme émancipateur qui affirme que les femmes ne sont pas inférieures aux hommes, leur statut secondaire voire subalterne ; éloigné d’un programme politique libérateur qui affirme que la mort n’est pas le but de la vie… Tu es très complaisant avec le Hamas qui, selon toi « ne peut pas être réduit à ses pratiques terroristes. [… puisque] le terrorisme est l’arme des pauvres et des guerres asymétriques ».
Le Hamas est un mouvement profondément, viscéralement antisémite qui appelle au meurtre des juifs : « L’Heure ne viendra pas avant que les musulmans n’aient combattu les Juifs (c’est-à-dire que les musulmans ne les aient tués), avant que les juifs ne se fussent cachés derrière les pierres et les arbres et que les pierres et les arbres eussent dit : “Musulman, serviteur de Dieu ! Un juif se cache derrière moi, viens et tue-le” ». Même la nature est contre les juifs ! C’est dire ! Comment peut-on même soutenir tout en le condamnant un mouvement qui écrit de tels propos. Tu t’alignes ici sur les positions de ces trotskistes et en particulier l’un d’entre eux Chris Harman qui en 1994 a publié un article intitulé « Le prophète et le prolétariat ». Sa thématique est simple : il faut s’allier aux islamistes dès lors qu’ils représentent un tant soit peu le prolétariat, quoi qu’il en coûte. Dans la lignée de ce bréviaire, nombre de groupes trotskystes se sont engagés dans cette voie totalement suicidaire comme on peut le voir aujourd’hui avec le NPA. Leur position politique n’est pas contradictoire, elle est littéralement impossible : d’un côté défendre les homosexuels, les LGBT, les droits des femmes, tout en défendant, de l’autre, ceux qui veulent les éliminer physiquement… Tu devrais lire ou relire le Coran sur lequel s’appuie le Hamas dans sa Charte.
Toujours dans la Charte du Hamas en son article vingt-deux, les Juifs sont responsables de tous les malheurs du monde : « ils règnent sur les médias mondiaux, les agences d’informations, la presse [Médiapart ?], les maisons d’édition, les radios, etc. Grâce à l’argent, ils ont fait éclater des révolutions dans différentes régions du monde pour réaliser leurs intérêts et les faire fructifier. Ce sont eux qui étaient derrière la révolution française, la révolution communiste et la plupart des révolutions […]. Ils ont créé des organisations secrètes qui étendent leur présence dans toutes les parties du monde pour détruire les sociétés et réaliser les intérêts du sionisme, comme la franc-maçonnerie, les clubs Rotary et Lyons, le Bnai Brith […]. » Heureusement, et nous sommes contents de l’apprendre, il est précisé dans son article trente et un : « le Mouvement de la Résistance islamique est un mouvement humaniste. Il veille au respect des droits de l’homme et se conforme à la tolérance de l’islam en ce qui concerne les disciples des autres religions. […] À l’ombre de l’islam, les disciples des trois religions, islamique, chrétienne et juive, peuvent coexister dans la sécurité et la confiance ». « Coexister » certes mais « à l’ombre »… Comme à l’époque de la dhimmitude : être protégé certes mais en payant une sorte d’impôt, la djizîa, et en acceptant nombre d’humiliations : interdiction de monter à cheval, de porter des chaussures, de regarder un musulman en face, etc. Tu n’as pas voulu voir le massacre du 7-octobre. Rappelle-toi Charles Péguy dans Notre jeunesse : « ne pas voir ce que l’on voit ».
Qualifier, comme tu le fais, les membres du Hamas de « partisans » est au mieux anachronique au pire révisionniste. Que je sache les partisans (une référence aux résistants juifs, communistes, antinazis…) n’ont jamais pris pour cible des civils, ils n’ont pas non plus organisé de pogroms ; ils ne se dissimulaient pas dans la population. Par ailleurs, qualifier de « génocide » la situation à Gaza est extravagante. On déplore hélas un nombre de morts important (mais seul le Hamas donne des chiffres…). L’armée israélienne ne vise pas la population, seul le Hamas est visé qui, lui, se sert de la population, des hôpitaux, des ambulances, des maisons d’habitation comme d’un bouclier humain ou de caches (le quartier général du Hamas se trouve sous l’hôpital al-Chifa).
Oser parler de « génocide » c’est encore une fois accabler la victime en mentant sur la nature de la guerre en cours et ses conséquences humaines réelles (sans doute actuellement 3 000 morts à Gaza). On parle de génocide lorsqu’il s’agit de la destruction conçue, préparée et activée en tant que telle : le génocide des juifs lors de la Shoah, celui des Arméniens, celui des Tutsis. Il y a un caractère délibéré dans un génocide. Ce qui n’est absolument pas le cas avec Israël. La revanche et la vengeance qui ne sont d’ailleurs pas les principales raisons de l’entrée en guerre d’Israël ne sont pas d’ordre génocidaire. Tu commets une autre erreur d’analyse en disant qu’« une guerre génocidaire menée au nom de la mémoire de l’Holocauste ne peut qu’offenser et discréditer cette mémoire, avec le résultat de légitimer l’antisémitisme ». À nouveau, tu retournes la situation réelle dans une fausse symétrie : la principale raison d’entrer dans Gaza est de ne plus recevoir des pluies torrentielles de roquettes sur son territoire et donc face à cela détruire le Hamas qui ne cesse d’affirmer que l’« entité sioniste » doit disparaître de la Palestine. L’entrée de l’armée israélienne dans Gaza signifie détruire une ville souterraine (le « métro ») là où ont été englouties des sommes d’argent immenses pour bétonner des tunnels et mettre sur pied une industrie de la roquette au détriment de la population gazaouie. Quel pays accepterait de recevoir tous les jours des roquettes de son voisin frontalier puis de subir sans réagir une incursion barbare sur son propre territoire ? (à titre de sinistre comparaison les 1 200 morts israéliens ont comme équivalent 9 000 morts français…). Je te rappelle que dans sa Charte, le Hamas reprenant les paroles de Hasan al-Bannâ, fondateur de la confrérie des Frères musulmans, précise : « Israël existe et continuera à exister jusqu’à ce que l’islam l’abroge comme il a abrogé ce qui l’a précédé. » Article onze : « Le Mouvement de la Résistance Islamique considère que la terre de Palestine est une terre islamique pour toutes les générations de musulmans jusqu’au jour de la résurrection. Il est illicite d’y renoncer en tout ou en partie, de s’en séparer en tout ou en partie ». Article quatorze : « La Palestine est une terre islamique ». Article quinze : « Face à l’usurpation de la Palestine par les Juifs, il faut brandir l’étendard du jihad et cela nécessite la diffusion de la conscience islamique parmi les masses locales, arabes, et islamiques. Il faut propager l’esprit du jihad dans la nation. » Article vingt-six : « Israël, par sa judéité et ses Juifs, constitue un défi pour l’islam et les musulmans. » Article trente-deux : « Leur plan [le sionisme] se trouve dans les “Protocoles des sages de Sion”. » Qui sont les génocidaires ?
Tu t’acharnes sur le sionisme. C’est ton droit. Le vrai et premier problème n’a pourtant jamais été le sionisme, un courant national parmi d’autres, qui avait comme objectif de créer un foyer national juif. Il est vrai, à ta décharge, que le mot « sioniste » a toujours beaucoup excité la petite-bourgeoisie urbaine de gauche dans son refus de l’existence de l’État d’Israël. Le problème ne vient pas du sionisme mais des états arabes qui ont d’emblée refusé l’existence d’Israël. Pour mieux comprendre la situation actuelle, il faut lire un des trop rares ouvrages pertinents sur le sujet, celui de Nathan Weinstock, Terre promise, trop promise, (éditions Odile Jacob). Ayant exhumé et étudié de très près un grand nombre d’archives, il élucide entre autres la réalité plus complexe que ne disent les Palestiniens de la Nakba (la « catastrophe ») sans nier la part de responsabilité des juifs. L’auteur, un juriste, ancien membre de la IVe Internationale, un proche d’Ernest Mandel, a remis en cause ses premières analyses « antisionistes » éditées dans son livre le Sionisme contre Israël (1969) et a complètement changé d’opinion sur ce sujet à partir des années 80.
As-tu jamais ouvert un livre de géographie pour parler bien vite d’un « expansionnisme territorial » lié au sionisme ? Israël est un territoire minuscule entouré de pays aux dimensions autrement plus vastes (l’Égypte, la Jordanie, la Syrie…) sans parler, plus loin, de l’Arabie Saoudite, l’Irak, la Turquie, l’Iran…, des États qui pour la plupart ne veulent qu’une seule chose : qu’Israël, l’« État-nation du peuple juif » disparaisse de la carte. As-tu jamais réfléchi à cet objectif du Hamas que tu peux lire en toutes lettres dans leur Charte ?
Bref, beaucoup de complaisance dans cette interview qui se veut plutôt mesurée envers le Hamas, avec les circonvolutions habituelles à ce genre d’exercice (« Je peux comprendre les réactions émotionnelles très fortes au 7 octobre… » ; « Certes le 7 octobre a été un massacre épouvantable, mais… ») et aussi un manque de connaissance de l’histoire qui me laisse perplexe.
Marc Perelman,
Professeur émérite des Universités.