Entre 1902 et 2023, l'Amérique latine a connu 331 coups d'État. Les crises économiques et les interventions étrangères ont fait naître ou renversé d’innombrables régimes autoritaires et la vague de démocratisation des années 1980 n’a pas empêché les crises gouvernementales et le renversement d’autres dirigeants. Surtout au cours de la seconde moitié du XXe siècle, l’Amérique latine est devenue l’un des théâtres de la « lutte » entre les États-Unis et l’Union soviétique.
Mais quelle était la véritable cause des multiples ingérences américaines en Amérique latine ? Pourquoi le gouvernement américain a-t-il soutenu autant de dictateurs militaires afin d’obtenir le pouvoir ? Pourquoi ce virage radical vers la soi-disant démocratie ?
Le docteur Lars Schoultz, de l'Université de Caroline du Nord, à travers son livre, Beneath the United States A History of U.S. Policy toward Latin America, explique que l’Amérique latine des années 1950 était un chaos social et politique. Dans ce contexte, ont commencé à se constituer des gouvernements nationalistes et réformistes qui cherchaient à se démarquer de l'influence excessive des États-Unis dans la conduite de leur politique intérieure, ce qui n'était sans doute pas bien perçu par la Maison Blanche, car elle considérait ces nouveaux gouvernements faibles contre la « menace communiste ».
Face à cela, des manœuvres directes de déstabilisation économique et politique ont commencé, dont beaucoup se sont soldées par des interventions militaires. L’une des plus connues est le renversement de Jacobo Arbenz au Guatemala en 1954, une invasion armée, matérialisation d’une politique anticommuniste couvée depuis plusieurs années, de moins en moins subtile et plus agressive.
Autrement dit, pour Schultz, le soutien des États-Unis aux gouvernements tyranniques après les années 1950 se traduit par une lutte pour éviter à tout prix l’établissement de gouvernements communistes dans la région. Compte tenu de la position présentée par l'auteur, nous irons plus loin : outre le contrôle stratégique de la région pour contenir les intentions de l'Union soviétique, les États-Unis avaient besoin d'un contrôle total des ressources naturelles -et des profits qu'elles généraient - qui abondent dans cette partie du monde.
Nous pouvons affirmer que, si le capitalisme a commencé sa première phase de développement avec l'arrivée des Espagnols sur le continent sud-américain, sa phase la plus élevée a été atteinte grâce à l'exploitation économique par le conglomérat d'affaires américain dans ces terroirs, une fois la Seconde Guerre mondiale terminée.
Les années 1980 marquent le début d’un processus de « consolidation démocratique » en Amérique latine. Dès lors et au fil des années, ce régime est devenu une condition sine qua non de la reconnaissance et de la légitimité internationale et interne de ces pays.
Mais de telles démocraties ont-elles réellement existé ?
William I. Robinson, docteur en sociologie et professeur à l'Université de Californie à Santa Barbara, a écrit un article intitulé Démocratie ou polyarchie ? Dans celui-ci il souligne que les États-Unis, depuis les années 1980, n’ont pas essayé de promouvoir la démocratie elle-même, mais plutôt la polyarchie. Doctrine définie par le chercheur comme le système de gouvernement gouverné par les élites d'une nation, dans lequel la population se limite à participer aux décisions de l'État exclusivement dans l'exercice de son droit de vote. En outre, il affirme qu’il s’agit d’un mécanisme de contrôle social « supérieur », plus adapté à la résolution des conflits entre élites, et finalement plus fructueux pour les relations économiques dans un monde globalisé.
Nous sommes d'accord avec l'auteur sur ce que nous considérons comme trois affirmations fondamentales pour comprendre le jeu politique de cette époque : la première est que sémantiquement les idéologues de Washington ont réussi à « camoufler » la démocratie et la polyarchie en un seul concept ; la seconde est que le tournant vers la « promotion de la démocratie » poussé par la Maison Blanche depuis les années 1980 était dû à la nécessité de promouvoir la naissance du néolibéralisme comme étendard d’un système économique mondialisé ; et enfin, la troisième et la plus importante est que pour l’établissement véritable de régimes politiques démocratiques en Amérique latine, il est nécessaire de s’opposer aux politiques de « promotion démocratique » des États-Unis.
Si l’on lit, par exemple, les affirmations de l’un des plus grands « spécialistes du monde sur l’Amérique latine », le chercheur Michael Coppedge, dans sa publication « In Defence of Polyarchy », expose un point de vue totalement contradictoire : il considère que la « promotion de la démocratie » par les dirigeants de Washington est essentielle pour éviter les « horreurs » commises par les gouvernements dictatoriaux du passé. À ce stade, l’auteur omet (consciemment ou inconsciemment) que ces dictatures ont été promues sur la base des intérêts américains, mais qu’en outre, tout gouvernement contraire aux intérêts américains est immédiatement qualifié de « totalitaire », même s’il répond à tous les paramètres qui définissent un système politique démocratique.
Coppedge et Robinson, à travers les articles susmentionnés, ont illustré leurs positions conceptuelles basées sur le Venezuela de Hugo Chávez, même si tous deux ont des points de vue différents, il y a aussi certains points communs importants à souligner : Michael Coppedge, considère que le gouvernement représenté par Chávez, contrairement à l’opinion la plus répandue dans les médias occidentaux, n’était pas un régime totalitaire ou autoritaire ; précisant que ce qui existait était de graves déviations dans le système polyarchique.
Pour sa part, William I. Robinson souligne que, si on l’évalue selon les normes les plus strictes de la polyarchie, le Venezuela « chaviste » était la nation la plus démocratique de la région. Le point commun entre les deux auteurs est qu'ils ont (disons) accepté l'intervention (à la fois économique, politique, communicationnelle et électorale) de la Maison Blanche pour faire face à l'avancée progressiste sur le continent défendue par Hugo Chávez Frias et d'autres présidents de gauche élus au cours de la même période.
Dans ce même ordre d'idées, Mark Weisbrot, dans « Obama's Latin America Policy: Continuity Without Change », expose une série de déclarations que nous pensons pleinement correctes. L’auteur, par exemple, accentue que le virage à gauche de l'Amérique latine sur le seuil du XXI siècle est dû à l’échec du modèle néolibéral. De même, il souligne que ces nouveaux gouvernements étaient de plus en plus indépendants des États-Unis, s’associant même aux pôles de pouvoir émergents, ce qui a généré clairement un malaise à Washington.
Un autre point pertinent, ou plutôt l'épine dorsale de la thèse de Weisbrot, est que l'émergence de modèles politiques de gauche s'est accompagnée d'un événement transcendantal et historique aux États-Unis : l'élection du premier président black, dans un pays marqué par la différence raciale depuis sa naissance en tant que nation. Pour l’auteur, l’Amérique latine avait estimé qu’il était temps de changer les relations avec le voisin du nord. En réalité, tout n’était que chimère, la politique étrangère d’Obama envers la région incarnait la même que celle de ses prédécesseurs (certainement pire).
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L’ingérence de la Maison Blanche en Amérique latine et dans d’autres parties du monde est bien connue et bien documentée, cela se reflète depuis la doctrine Monroe, le 2 décembre 1823, lorsque Washington tenta par tous les moyens de défaire l’œuvre du Libérateur Simón Bolívar (la grande Colombie) et sa conduite systématique à cet égard ne s’arrêtent pas là. Au XXe siècle, ces « interventions » ont d’abord été soutenues argumentativement par la nécessité de confronter le communisme, puis par la nécessité historique de « promouvoir la démocratie », et enfin, au cours de ce siècle, par la confrontation aux groupes et aux nations terroristes qui représentent une menace pour l’hégémonie américaine.
Dans cette vaste histoire de la politique américaine envers l’Amérique latine, nous pouvons affirmer que les États-Unis ont toujours perçu l’Amérique latine comme un voisin fondamentalement inférieur, « incapable de gérer ses affaires et obstinément sous-développé ». Ces croyances n'ont pas changé depuis deux siècles.
L’intérêt personnel du gouvernement américain a été combiné à une « mission civilisatrice », un effort désintéressé de la part d’un peuple supérieur pour aider une civilisation déficiente à surmonter ses défauts. Alors que le « politiquement correct » censure aujourd’hui l’expression de tels sentiments, les actions des États-Unis continuent de présumer de l’infériorité politique et culturelle de l’Amérique latine.
Il faut considérer que la promotion de la polyarchie par les États-Unis est une contradiction insoluble avec l’avancée du néolibéralisme, car elle accroît les inégalités générées par la mondialisation, qui à son tour brise les bases des mécanismes convenus par les élites.
C'est pourquoi il est nécessaire d'envisager un continent de plus en plus indépendant des intentions américaines, où les nouveaux dirigeants politiques des nations sud-américaines parviendraient à structurer un système social et politique innovant ayant pour horizon le bien commun de tous les Ibéro-Américains.