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Billet de blog 18 octobre 2024

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Mes premiers 100 km: chronique d'une (peut-être) mort annoncée

Contrairement à ce que l’on peut dire, courir n’est jamais une activité uniquement pour soi. C’est une compétition, et dans toute compétition, on cherche à gagner...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis mon enfance, je me suis toujours considéré comme un « grand sportif ». Le Karaté-Do occupait une place centrale dans mes journées jusqu'à l'adolescence. Plus tard, entre l'université et mes engagements politiques, j’ai relégué le kimono au placard. À l’âge adulte, quelques mois avant de partir vers de nouveaux horizons, j'ai renoué avec les arts martiaux : kickboxing, boxe, et MMA. Cependant, à l’approche de la trentaine, j'ai pris conscience que je ne souhaitais plus être malmené sur un ring par des adversaires plus jeunes et plus vigoureux.

Cette période de crise m'a plongé dans des soirées quotidiennes, où j'ai commencé à perdre mon équilibre intérieur, laissant émerger une version bohème de moi-même, guidée par la poésie et la tequila. En quête d'une nouvelle voie, j'étais à la recherche de sens.

Il y a sept ou huit ans, à mon arrivée en France, j’ai rencontré mes futurs amis, issus de divers pays d'Amérique latine. Au cours de l’hiver 2022, l'un d'eux a proposé que nous courions tous ensemble le Marathon de Paris, afin de marquer notre amitié par un événement important.

Nous avions quatre mois pour nous préparer, et l'idée ne paraissait pas si mauvaise. Un groupe WhatsApp, que nous avons baptisé « se acabó la mariquera » (« finies les bêtises » ), a vu le jour, et l'aventure a commencé.

Un mois plus tard, je me suis blessé. Trois semaines de repos forcé. À mon retour, j’ai repris l'entraînement, mais une semaine plus tard, les douleurs sont revenues. Il ne me restait plus qu'un mois pour me préparer.

Pendant ce temps, mes amis, malgré leurs propres hauts et bas, étaient en bonne forme. Notre objectif commun était de terminer le marathon en moins de 4h30. Au Venezuela, il y a une expression qui me décrit bien : « me falta un tornillo en la cabeza » (il me manque une case).  Je me suis donc fixé un objectif bien plus ambitieux : terminer en 3h30. Pourtant, je n'avais aucune expérience en course à pied, seulement un mois d’entraînement, et à peine 140 km parcourus en préparation.

Mais c’était amusant ! Résultat final : 3h26 min.

C’est là que j’ai réalisé que j'avais trouvé ce qui me manquait. Ce n’était pas tant le marathon en lui-même, mais plutôt le défi personnel, la compétition. Contrairement à ce que l’on peut dire, courir n’est jamais une activité uniquement pour soi. C’est une compétition, et dans toute compétition, on cherche à gagner. Peut-être que les coureurs « réguliers » de 10, 21 ou 42 km savent qu’ils ne feront jamais partie de l’élite, mais cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas un esprit de gagnant : ils veulent être les meilleurs de leur catégorie, de leur âge, de leur club ou même de leur quartier. Même quelqu’un en surpoids court pour finir la course et prouver qu’il n’est pas parmi ceux qui abandonnent ou n'essaient même pas.

Je ne me mens pas à moi-même. « Je suis un dur » et j'aime gagner. J'ai probablement un besoin psychologique de me prouver sans cesse des choses. C'est ainsi que j'ai compris que les compétitions d'endurance étaient ce qu'il me fallait pour me réconcilier avec le sport, et peut-être même retrouver le goût de la victoire.

En juin de la même année, j’ai décidé de courir le Marathon de la Liberté en Normandie et je me suis inscrit aux 100 km de la Somme. La Normandie a été une épreuve difficile. Les montagnes désertiques semblaient absorber mon âme. Une canicule imprévue (pour moi, qui ne consulte jamais la météo) m’a sévèrement déshydraté. J’ai souffert. Et j’ai adoré ça. Temps final : 3h52. Un échec !

Il me restait encore quatre mois avant les 100 km de la Somme. J’ai donc commencé un entraînement « à l'américaine » : beaucoup de détermination, mais sans intelligence, sans plan, sans aucune base théorique. Tout l’été, j’ai enchaîné les kilomètres. Évidemment, à force d'obstination, je me suis sérieusement blessé : une fatigue fémorale. Résultat : quatre mois de repos forcé, alité chez moi, plongé dans une dépression, accumulant les kilos. Heureusement, il me restait mes séances régulières chez le kiné. Ce n'est pas une histoire d'amour, mais plutôt de passion.

En décembre, je me retrouve à marcher avec des béquilles. Le mois suivant, mon médecin me donne enfin le feu vert pour reprendre le travail. Le pronostic : si tout se passait bien, je pourrais bientôt recourir. En mars, ma jambe est guérie et j'avais une revanche à prendre contre la Somme, je me suis promis de tout donner. Alors, je me suis mis à dévorer des livres, à étudier les meilleurs coachs et les meilleures techniques d’entraînement. J'ai décidé de devenir un expert en ultra-marathon, aussi bien en théorie qu’en pratique.

Cette fois, j’étais décidé. En avril et mai, je me suis concentré sur le renforcement musculaire, les longues trottes, la salle de sport, les régimes alimentaires et, surtout, je ne sortais plus du tout.

En juin, juillet et août, les kilomètres s’allongent et je cours de plus en plus vite. Mon corps commence aussi à se transformer. La première semaine de septembre, je parviens à courir mes premiers 60 kilomètres à un rythme de 5:10/km. Je me sens bien et je sais que je peux obtenir un bon résultat le 12 octobre.

Mais la deuxième semaine de septembre, j’attrape la grippe : fièvre, huit jours sans pouvoir m'entraîner. La troisième semaine, je suis encore malade et je commence à stresser. Mon petit frère me rend visite à Paris. La rentrée et la surcharge de travail viennent perturber mon rythme d'entraînement, qui a baissé de 60 %. Je panique. Il ne reste plus que trois semaines. Je demande à mon frère de voyager pour un temps, il faut que je me concentre sur ma course; c’est ma seule priorité.

Une semaine avant le grand jour, mon "plan d'action" est prêt. Je suis en pleine forme. Je fais extrêmement attention à ne pas tomber malade, d'autant plus que tout Paris semble être touché par une grippe.

J'ai perdu dix kilos depuis le début de cette préparation, et je n'ai pas bu une goutte d'alcool depuis cinq mois !

11 octobre : "l'équipe du Venezuela" arrive à Amiens, une belle ville pleine de gens chaleureux. Mais les ennuis commencent : César, mon soutien logistique, est malade et ne pourra pas m'accompagner à vélo pendant la course : sans lui, toute ma stratégie doit changer. Tout avait été planifié méticuleusement, et là je dois tout revoir. Pas le temps de m'énerver (ceux qui me connaissent savent que j'ai un tempérament assez explosif).

Nous nous installons à l'hôtel et allons au stade pour récupérer mon dossard. Les gens sont souriants, l’ambiance est agréable. Nous dînons dans un restaurant japonais et décidons que César me retrouvera au kilomètre 60 pour me remettre la moitié des gels hydratants que je ne peux pas porter sur moi.

12 octobre : c’est le grand jour. Je suis réveillé depuis 4h. Je bois deux tasses de café bien fort en lisant "Autoportrait de l'auteur en coureur de fond" de Murakami. Vous imaginez ce qui suit.

À 5h, je prends mon petit déjeuner, puis 15 minutes plus tard, une douche chaude rapide et m’habille. Cris de guerre. Je me sens très bien. Je descends à la réception de l'hôtel ; je ne parle à personne. Je veux rester dans ma bulle, loin des autres coureurs. 

A 5h30, nous arrivons au stade. J'ai froid, avec mon mini short et mon débardeur. Il reste 30 minutes avant le départ.

Je ne veux parler à personne.

Je mets de la musique "llanera", la musique folklorique de ma région natale : un rappel de qui je suis, et pourquoi j'ai quitté mon pays. Parce que je suis celui que je suis. Ces 100 km ne sont qu'une autre épreuve, comme celles que la vie m'impose depuis que la dictature a frappé à la porte de mon pays. Si Maduro n'a pas pu me détruire, courir cette distance ne le fera pas non plus !

Je suis le taureau vénézuélien.

Me voilà sur la ligne de départ. Il n’y a plus de plan. Sans César à mes côtés, je dois improviser. Mais une chose reste certaine : je vise le top 10. C’est pour ça que je suis ici. C'est parti ! Les groupes s’élancent. Le premier prend beaucoup d'avance ; un deuxième peloton se compose de personnes beaucoup plus âgées que moi, j’en fais partie ; nous sommes environ six. Je décide de rester avec eux, sachant qu’au fur et à mesure qu’ils fatigueront, je pourrai les dépasser un à un. Je suis le plus jeune et sans doute le plus fort physiquement. Mais je suis aussi, sans aucun doute, le moins expérimenté. Mes deux marathons courus ne vont pas les impressionner.

Illustration 1
100 km de la Somme, 2024 © Richard Picture

Les vingt premiers kilomètres sont éprouvants. Le rythme oscille entre 4 et 4min10 par km. Je pensais que cela ne durerait pas longtemps, mais je me trompais. Mes compagnons de course, bien plus âgés, sont déterminés à défendre leur place. Le leader est le plus âgé (je ne lui ai pas demandé son nom… Appelons-le Monsieur 68 – je suis sûr que nous nous recroiserons). Il a bientôt 61 ans et il ne laisse personne le dépasser. Le rythme se maintient et, par moments, s’accélère. Je sais que je ne pourrai pas tenir cette vitesse sur toute la distance ; malheureusement, l'autre peloton est loin derrière et je n'ai pas de lampe pour éclairer le chemin si je ralentis. Je n’ai pas d’autre choix que de continuer avec eux.

Il n'y a plus de retour possible ; nous avons continué ensemble pendant environ 40 km, sans que personne ne cède. J'ai essayé d'uriner en courant, mais je n'y suis pas parvenu. J'ai donc dû m'arrêter, une grave erreur. Le groupe a pris de l'avance sur moi ; j'ai essayé de les rattraper, j'ai couru, et encore couru, passé un point de contrôle, j’allais si vite, complètement concentré et avec la musique à fond que j’ai pris la mauvaise direction et me suis perdu. Cinq cents mètres plus loin, un membre de l'organisation m'a fait signe, m'expliquant la situation, je suis revenu dans la course. Tous ont pu profiter de mon mécontentement. Je m'excuse pour mon langage. Cette erreur m'a coûté un peu plus de quatre minutes, de l'énergie gaspillée et une perte de distance avec mon peloton.

Je n’avais pas le temps de me lamenter, le plus difficile était encore à venir. J'avais bouclé la distance d’un marathon en 2h55 et 49 secondes. Puis, en 3h45, j'avais atteint la moitié des 100 km (qui pour moi en faisaient 51 à cause de ma mauvaise direction).

À ce stade, il était crucial de faire un bilan. Mon corps répondait bien, mon cardio était encore au vert, et je restais concentré. Mais ce qui m’inquiétait, c'était la douleur dans la plante de mes pieds. J'avais décidé d'utiliser des chaussures qui me procuraient plus de puissance avec moins d'effort au sacrifice du confort. Mauvaise décision. À chaque foulée, j'avais l’impression que des lames acérées me transperçaient les pieds. J'ai décidé de ralentir le rythme jusqu'au kilomètre 60, où César devait me retrouver. Je comptais sur ce « mini-repos » pour apaiser la douleur.

J’arrive enfin au kilomètre 60. César est là, il m’encourage. Mais la douleur dans mes pieds est devenue insupportable. Heureusement, je sais encaisser la souffrance. Je continue à courir à un rythme plus modéré, mais les crampes commencent à se manifester, et mes pastilles de sel ont mystérieusement disparu.

La pluie tombe sur nous. Je ne vois ni coureurs devant, ni derrière, et à cet instant précis, alors que j’écoute Clara Luciani, enveloppé par les gouttes froides, les nuances de vert, et le murmure de la rivière ou du lac qui bordent mon chemin, je ressens une plénitude totale. La douleur et la fatigue s'effacent, laissant place à une profonde sensation de bien-être ; le temps s'arrête, et les lois physiques de la distance ont disparu. Je ne me préoccupe plus du temps qu'il me reste pour atteindre la ligne d'arrivée. Je ne suis plus à la recherche de félicitations, ou d’éloges. Bien que je sois encore un novice dans le monde de la course, j’ai eu la chance d’expérimenter ce moment unique. Pour la première fois, je cours avec un pur plaisir, et pendant deux heures, sur vingt kilomètres, cette illumination m’a transporté. Cela faisait des années que je n'avais pas vécu quelque chose d'aussi beau, un sentiment que je n’avais connu que lors de mon premier amour. Ni la drogue, ni la tequila n’égaleront jamais cette sensation unique.

Il reste 20 km à parcourir. Je reviens à la réalité. Un coureur me double et me demande comment je me sens. Je lui réponds que je vais merveilleusement bien. Nous parlons de tout et de rien. Je lui dis que nous nous reverrons à l’arrivée et tente d’accélérer, mais mes jambes sont rigides. Je ne peux plus aller plus vite. Je dois prendre une décision car six heures et demie se sont déjà écoulées. Il reste 20 km et mon objectif initial était de terminer en 7h40. C’est vrai, ma fierté en prendra un coup, mais je vois d’autres coureurs s’approcher. Si j’augmente le rythme et puise trop dans mes réserves, ce sera pire. Je peux encore obtenir une bonne position au classement, alors je décide de terminer en 8h30. Je fais les calculs nécessaires, ralentis, je me sens à l’aise. Mes jambes me remercient. Mes nouveaux amis se rapprochent. Je fais une pause stratégique, prends le temps de m'arrêter pour un besoin naturel, et les laisse me dépasser, ce sera moins douloureux pour moi. Je pense qu’ils auraient préféré me dépasser dans d’autres circonstances.

Il reste encore 10 km, je suis toujours dans la course et selon mes calculs, je pourrais être en neuvième position. Un homme s’approche, je pense qu’il doit avoir plus de 65 ans. Je ralentis mon rythme, j’attends qu’il me rattrape. Il a l’air épuisé, alors je l’encourage : je lui dis que c’est incroyable qu’il soit encore en train de courir, que la ligne d’arrivée est proche, et que pour moi, il est un exemple. Ses forces reviennent et il me dépasse. Neuf kilomètres, il n’y a plus personne derrière moi, les habitants me saluent, je me sens comme une star de cinéma, je souris pour les photos. Je serre la main à quelques enfants et je remercie les bénévoles sur le parcours.

Soudain, je ressens une immense lassitude, la montée n’en finit plus. Je croise d'autres coureurs qui m'encouragent et me disent que je suis presque au bout. Cinq kilomètres. "Putain, pourquoi je fais ce genre de choses ?" Je cours. Je cours. Je cours. Je n’avancé que de 300 mètres. A ce moment-là, je savais que la fin ne serait pas agréable. J’augmente le rythme, me concentrant totalement, contrôlant ma respiration.

 "Ça y est, allons terminer en beauté." Dernier kilomètre, courir, courir, le plus gros est fait. Je vois enfin le stade, César est devant, c’est la ligne d’arrivée.

                               8h 29 min 48 s. 10e à l’arrivée.

Danse de la joie.

Deux bières locales.

Beaucoup de douleurs nocturnes.

Et la certitude que cette histoire ne fait que commencer !

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