Tout un courant d’opinion, plus ou moins lié aux intérêts patronaux, ne cesse de marteler que les salariés français ne travaillent pas assez. Le Centre d’observation économique et de Recherche pour l’Expansion de l’économie et le Développement des Entreprises – COE REXECODE publie ainsi sur son site le résultat d’une comparaison menée par EUROSTAT entre les durées de travail dans les États-membres de l’Union Européenne (1).
COE REXECODE prétend notamment que « La durée effective de travail des salariés français à temps complet atteint 1646 heures, en baisse de 14 heures par rapport à 2013. L'écart par rapport aux autres pays européens s'est globalement creusé. L'écart avec l’Allemagne (199 h) s’explique par une durée habituelle hebdomadaire de travail plus élevée en Allemagne et, pour sa plus grande part, par des absences hors maladie (congés annuels et RTT) bien plus longues en France. »
Bien sûr, cette fixation a des ressorts plus idéologiques qu’économiques. Sur longue période, en effet, la baisse de la durée du travail a accompagné voire favorisé la hausse des niveaux de vie. En outre, la durée du travail ne dit rien sur la valeur des choses produites, qui doit tenir compte du capital utilisé, du « travail indirect » disait l’économiste David Ricardo, de son adéquation à la demande voire de son impact écologique.
Il se trouve au surplus qu’elle repose sur des bases statistiques très fragiles.
L’INSEE le montre dans une étude, publiée sur son site le 29 juin 2016 et menée conjointement avec son homologue allemand, DESTATIS, qui décrit les biais statistiques qui faussent les rapprochements entre les pays en matière de durée du travail (2).
Qu’apprend-t-on de sa lecture ? Tout d’abord, les auteurs rappellent que les comparaisons au sein de l’Union Européenne sur la durée du travail publiées par EUROSTAT se basent sur des enquêtes spécifiques, appelées « enquêtes emploi ». Celles-ci consistent à demander à un échantillon des salariés des informations sur leur activité professionnelle au cours d’une semaine de référence. Elles se placent donc du point de vue du salarié, le mieux à même en théorie de déterminer l’incidence globale des différentes règles légales, conventionnelles et contractuelles qui fixent son temps de travail.
Or, il apparaît que les personnes interrogées travaillant à temps plein ne fournissent pas une information toujours cohérente, notamment sur les congés. Si les salariés allemands et français indiquent des durées d’arrêt maladie proches (environ 9 jours en moyenne), ils déclarent des durées de congés ordinaires très différentes : 6,7 semaines en France, au lieu de 3,7 semaines en Allemagne. Or, cela paraît étrange aux deux auteurs. Si la loi allemande ne prévoit en effet que 4 semaines de congés payés, les conventions collectives les portent à 29 jours en moyenne.
Les interrogations sur un éventuel biais statistique se confirment encore quand on examine les absences liées aux jours fériés. Alors que leur nombre en Allemagne égale voire dépasse selon les Länder celui dont bénéficient les terribles travailleurs français, les jours fériés réduisent les durées hebdomadaires déclarées dans une proportion deux fois moindres dans l’enquête emploi allemande que dans l’enquête emploi française.
C’est sans doute pourquoi, en ne s’intéressant qu’aux semaines « normales », l’écart entre les salariés allemands et français interrogés pour l’enquête emploi revient de 3,6 heures par semaine à 1,5 heure.
DESTATIS a tenté de mieux cerner l’origine de ces différences. Ceux-ci s’expliqueraient par une multitude de facteurs d’ordre technique. Sont notamment incriminés le moindre détail du questionnaire, qui n’aide pas le salarié à se souvenir du déroulement de sa semaine de travail, ou la fréquence d’interrogation, qui sur-pondérerait les salariés présents.
Le constat d’une hétérogénéité plus forte qu’escomptée des enquêtes emplois est partagé par les autres statisticiens européens. Ceux-ci ont conclu à la nécessité d’harmoniser davantage les enquêtes emplois menés dans les États-membres et élaboré un questionnaire modèle, notamment pour toutes les variables liées au temps de travail. Ce questionnaire type a été adopté par EUROSTAT et un règlement européen rendra son usage obligatoire par tous les offices statistiques de l’Union.
En attendant, il serait plus rigoureux de se référer aux durées estimées dans le cadre des comptes nationaux. Le nombre annuel d’heures travaillées est en effet utilisé pour suivre la productivité, définie comme le rapport entre la production et la quantité de travail, soit le produit entre les effectifs et la durée du travail. Or, l’INSEE et DESTATIS déterminent cette dernière de manière proche, à partir des durées théoriques légales et conventionnelles, qui font ensuite l’objet de divers redressements décrits en ce qui concerne l’INSEE par un document facilement accessible (3). Toutefois, l’INSEE, contrairement à DESTATIS, ne distingue pas dans son calcul les salariés à temps partiel et à temps complet (2).
D’après ces estimations, la durée moyenne de travail des salariés, ceux travaillant à temps partiel ou complet confondus, s’établit à 1282 heures en Allemagne et à 1387 heures en France, soit 8,2 % de temps de labeur en plus pour les salariés d’un pays un peu trop vite considéré comme celui de la douceur de vivre.
(1) http://www.coe-rexecode.fr/public/Analyses-et-previsions/Documents-de-travail/L-enquete-2015-sur-la-duree-effective-du-travail-confirme-la-position-atypique-de-la-France-en-Europe Document de travail n.59, juin 2016
(2) http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ia26 Étude co-signée par Thomas Körner (Destatis), Loup Wolff (Insee, CEE)
(3) http://www.insee.fr/fr/indicateurs/cnat_annu/base_2005/methodologie/Emploi-base-2005.pdf
Autres références :
http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1569/ip1569.pdf
(Tableau du nombre annuel d’heures travaillées)
http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/FPORSOC15k_FTLo3travail.pdfhttp://www.insee.fr/fr/themes/comptes-nationaux/tableau.asp?sous_theme=5.2.2&xml=t_6212
(Publication de l’INSEE présentant les résultats de l’enquête emploi).