« Que reste t il de nos amours ? » se demande Wilam Karel à propos de François Mitterand dans un passionnant documentaire. Pas grand chose si l'on en croit les multiples témoignages qui y sont rassemblés, pratiquement tous d'acteurs de la vie publique française entre 1981 et 1995- ceux qui n'en font point partie, gens de peu ou étrangers, sont exclus. La chronique des turpitudes du président et notamment de ses mensonges est exposée de manière minutieuse. Tout y passe, du péché d'omission sur la maladie mortelle qui le frappe peu après sa première intronisation jusqu'à l'ahurissante compromission avec René Bousquet en passant par les écoutes, la montée du Front National, Mazarine, Tapie etc.
Le portrait n'est pas complètement à charge - Bernard Debré reconnaît ainsi que ce sont les journalistes qui se sont auto-censurés en ne révélant pas le deuxième foyer de Mitterand. Mieux, Christophe Barbier - plus subtil que d’ordinaire - remercie ce dernier d’avoir lancé la presse « people » en organisant la révélation de ses amours clandestines par le truchement de Paris Match.
Mais, on en reste à la liste des griefs qui ont tant contribué à le diaboliser à la fin de son second septennat. Avec le recul et en écoutant certains témoignages à l'indignation un peu sur-jouée, on se demande si cette liste n'aurait pas mérité d'être rafraîchie. Si la défense par le vieux Prince de ses amitiés avec Bousquet reste vingt ans après toujours aussi honteuse, l’action menée au Rwanda (non évoquée) autant catastrophique, que nous importe toutes ces mazarinades ? Peut on rendre le président vraiment responsable de toutes les dépressions mortelles de certains de ses fidèles ? A-t-il été si dépassé au moment de la chute du mur comme nous l’assène Serge July, lui qui a su imposer à Helmut Kohl la reconnaissance définitive des frontières orientales de l’Allemagne réunifiée ?
Encore plus gênante est l'absence de mise en perspective historique. Ce n'est ainsi pas François Mitterand via Jean-Marie Le Pen qui introduit le poison des thématiques sécuritaires et anti-immigrées dans la vie politique française mais MM Poniatowski et Peyrefitte sous le septennat de Valery Giscard d'Estaing. Après 1981, la droite, d'abord assommée par son expulsion d'un pouvoir qu'elle croyait acquis pour l'éternité, saura bien les utiliser pour se rétablir. François Mitterand n’a pas non plus le monopole des écoutes parmi la cohorte des dirigeants de la France depuis la seconde guerre mondiale. On peut même dire que c’est une (mauvaise) habitude chez eux, parfois pour le plus grand bonheur des historiens (cf. http://www.histoire.presse.fr/agenda/medias/magnetophone-auriol-01-06-2014-98996). On ne comprendrait pas sinon pourquoi François Hollande et Nicolas Sarkozy se sont engagés avec autant de naturel dans l’ère de la surveillance de masse grâce aux « nouvelles technologies ».
Le doute devient malaise quand, vers la fin du documentaire, on impute à François Mitterand les torts exclusifs des rejets des demandes de grâce des condamnés à mort en Algérie, quand il était ministre de la Justice en 1955. Pourquoi ne pas dire que son action alors s’inscrivait dans un aveuglement collectif de la classe politique dont il a été à la fois victime et acteur et ne pas supposer que les leçons de ces terribles décisions expliquent sa détermination à abolir la peine de mort en 1981 et plus tard à retrouver la paix civile en Nouvelle Calédonie après 1988, après les folies de Jacques Chirac et de Bernard Pons ?
Éric Roussel explique très justement dans le documentaire qu'il y a chez Mitterand un mélange déroutant de cynisme et d'idéalisme. Le plus tragique est que cette part d'idéalisme vient, chez cet homme né à la vie consciente très à droite, de remises en cause successives après les multiples erreurs commises tout à long de sa longue carrière politique, comme de s'engager à Vichy ou bien de se perdre dans la répression en Algérie ou bien encore de refuser une Ve République pourtant taillée pour lui. Toutefois, la route à parcourir était peut être trop longue pour qui venait de si loin et son entêtement à défendre l'injustifiable concernant Bousquet en est sans doute la conséquence.
Et puis, on aurait aimé que cet héritage mitterandien fût un peu plus secoué, discuté et confronté au monde actuel. L’Europe qu’il a voulu fonctionne-t-elle si bien ? Apporte-t-elle vraiment une démocratie plus parfaite ? L’économie de l’offre ordonnée par cette Europe concrète depuis 2011 donne-t-elle des résultats si probants qu’il faille considérer la politique de la demande et de justice sociale menée entre 1981 et 1983 comme une source d’inspiration définitivement tarie, comme le proclame Serge July ? Enfin, nos deux derniers présidents de la République ont ils raison de guerroyer à la moindre occasion alors que François Mitterand a consacré toutes ses forces à la préservation de la paix, notamment dans le monde arabo-musulman, quitte à transformer les militaires français en bouclier humain ?
À la fin, le documentaire retrouve une certaine sérénité, avec des accents presque classiques. On y évoque les bâtiments sous ses règnes construits, du moins ceux qu'il aimait (en tout cas pas l'Opéra Bastille explique drôlement Laure Adler). On souligne sa grandeur, que rehausse dans l'esprit des survivants de son époque la petitesse de ses successeurs, notamment de François Hollande. Encore aujourd'hui, sur la scène internationale, François Mitterand vient plus naturellement aux lèvres que François Hollande comme le montre plusieurs séquences hilarantes.
Et puis, dans la scène finale, le sphinx s'avance dans l’allée d’un château. Sa voix grave s'élève, marque les intonations là où il faut pour nous saisir, et nous demande « Qu'allons nous faire de cette époque où nous entrons ? Si prometteuse, si périlleuse. » Soudain, malgré toutes les déceptions et les cachoteries, le charme opère et on se retrouve à 18 ans, béat, en train de regarder son visage apparaître sur l'écran bombé de la télévision le 10 mai 1981.