Dans son article « Après Charlie, le risque d’un maccarthysme démocratique », repris sur le site de Médiapart le 27 avril 2015, Régis Debray développe avec son sens du paradoxe habituel, la thèse selon laquelle « Que dans un monde où tout se sait, se voit et s’interprète de travers, la condition de survie d’une laïcité d’intelligence s’appelle civilité. »
Si on comprend bien son propos, la civilité rendue nécessaire par la circulation des images s’imposerait avec la même inéluctabilité que la synchronisation du temps au 19e siècle suite au développement du chemin de fer. On vivait en effet jusque-là tranquillement au rythme du soleil du lieu. Pour que les trains arrivassent à l’heure et que les biens et les hommes puissent circuler avec fluidité comme aujourd’hui les images via Internet, il fallait bien que midi sonne partout au même moment sur le territoire desservi par les réseaux.
Einstein proposa une solution consistant à synchroniser les horloges des lieux périphériques sur une horloge centrale au moyen d’un signal transmis par cette dernière. Par analogie, il nous suffirait donc de nous aligner sur l’horloge des plus dévots pour être tranquille. Notre liberté sur la toile se réduirait au temps que met le signal à nous parvenir et à son éventuel déperdition dans les interconnections des réseaux sociaux et d’internet. Bref, être civil serait le stade ultime de la connexion…
Village planétaire ou gaulois ?
Toutefois, si, pour reprendre les évangiles, « on doit juger un arbre à ses fruits », ceux que nous offre Régis Debray en exemples de civilité ne sont pas très gouteux. D’une part, la fameuse déclaration du pape François selon laquelle « Si un grand ami dit du mal de ma mère, il doit s’attendre à recevoir un coup de poing » (La Croix, 16 janvier 2015). D’autre part, l’oeuvre de Plantu qui « sait jusqu’où ne pas aller trop loin » et qui « doit être félicité quand il tempère son « il faut oser » par « il faut être responsable » ».
Pour nous, le premier exemple est une manière policée de reprendre le « ils l’ont bien cherché » prononcée par des personnalités plus frustes comme récemment le chanteur Booba. Le second ne fait pas rire du tout tant Plantu a épuisé son crédit de caricaturiste à force d’amalgames politiques et syndicaux douteux qui ont fait de lui le ménestrel des puissants.
Et puis, le monde est-il vraiment devenu un village dans lequel les nations occupent des positions fixes les unes par rapport aux autres, condition de validité de la solution d’Einstein ? Les populations explicitement écrasées par la lourde main du sacré ex officio en sont-elles si unanimement contentes ? Les exemples tunisiens, turcs ou iraniens permettent d’en douter. Inversement, d’autres, en Inde, en Irak ou en Syrie, en redemandent. Sur qui s’aligner alors ? Comment définir concrètement cette civilité ?
On pense au film de Jafar Panahi, Taxi Téhéran et notamment à une scène où sa nièce, avec une grande malice compte tenu des embarras de son oncle avec la police de la pensée locale, lui explique toutes les conditions que sa professeure a posées pour que le documentaire filmé demandé comme devoir soit bien DI-FU-SA-BLE. On voit la mine de plus en plus sombre de Jafar Panahi au fur et à mesure qu’elle en donne lecture.
L’impression d’écrasement donnée par la succession des exigences de la civilité islamique finit cependant par se fissurer quand l’enfant bute sur le commandement d’éviter la « noirceur ». Elle ne comprend pas ce que cela implique concrètement et demande à son « cher tonton » de le préciser, au grand dam de ce dernier. Il préfère alors passer à autre chose.
Un peu plus loin dans le film, il prend à son bord une amie dissidente. Celle-ci va rendre visite à la famille d’une jeune fille emprisonnée pour avoir voulu assister à un match de volley-Ball, comme les hommes. Vive, drôle mais aussi un peu désespérée, elle explique que le système cherche de toute façon à rendre la vie suffisamment infernale aux rebelles, qu’ils soient dedans ou dehors. Alors, carpe diem !
On aurait plutôt envie de l’imiter….
Comment Régis Debray en est-il arrivé là ?
Son raisonnement part du constat que « la transmission numérique instantanée aux quatre coins du globe d’un dessin à charge, et qui n’a pas besoin de traduction met le « cartooning » en première ligne des conflits de civilisation ». Les caricatures politiques telles qu’elles sont apparues notamment en France et au Royaume-Uni depuis le XVIIIe siècle sont en effet incompréhensibles sans les éléments - titre, symboles- qui permettent de les replacer dans leur contexte.
Certes, mais le nouveau village planétaire ne rend-t-il pas également disponible les outils pour comprendre ce nouveau flux d’images ? Pourquoi ne sont-ils pas utilisés pour surmonter l’éventuel sentiment de sacrilège qu’il pourrait parfois susciter et partager l’intention humoristique des auteurs au lieu de sortir les Kalachnikov et de tuer tout le monde sur son passage ? Régis Debray nous répond : à cause de la loi du nombre et du sacré.
La loi du nombre bigot
Régis Debray le rappelle par deux fois dans son texte, que pèsent « Cinq millions d’enthousiastes contre un milliard de réfractaires. » ? Et il répète un peu plus loin : « Quatre millions de bons citoyens dans les rues de l’hexagone, justement fiers de l’être, et ne croyant plus que dans l’incroyance, c’est admirable, oui. Mais un milliard de croyants qui ne pensent pas comme nous, ce n’est pas à dédaigner. »
A ces mauvais comptes là, la tribu mécréante des fromages-qui-puent devrait, si on pousse la logique de Régis Debray jusqu’à son terme, passer à l’équarrissage de la globalisation croyante et s’engager dans un processus de « retour à la moyenne » mondiale en se prosternant a minima devant la déesse « Tina » - There Is No Alternative.
Mais au fait, par quelle opération singulière peut on mettre au regard cinq millions de personnes, certes, aux dires des anti-Charlie, des pelés, des galeux, voire d’affreux adorateurs refoulés de la religion laïque qui sont venus les 10 et janvier 2015 :
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi (les) poussant,
à un milliard d’êtres humains, répartis sur les cinq continents à qui on n’a rien demandé, sinon à ceux résidant en France, dont un certain nombre - on en connaît tous - ont défilé avec leurs concitoyens ?
Ou bien voudrait on compter pour rien l’opinion particulière de chacun des atomes du fameux milliard en suivant un raisonnement similaire à celui développé de manière fort éloquente par Bossuet à propos des catholiques : « L’hérétique est celui qui a une opinion ; et c’est ce que le mot même signifie. Qu’est-ce qu’une opinion ? C’est suivre sa propre pensée et son sentiment particulier. Mais le catholique est catholique ; c’est à dire qu’il est universel et sans avoir de sentiment particulier, il suit sans hésiter celui de l’Église ». (Lettre à Pélisson du 27 décembre 1682, cité note 1 page 28 préface Traité sur la tolérance de Pierre Bayle édition Press Pocket).
On ne savait pas Régis Debray aussi dévot…
Ras-le-bol du sacré ?
Le sacré est d’abord celui des croyants. Il empêche d’aller au-delà de l’image car leur regard, nous dit Régis Debray, est « naïvement affectif, ultra-susceptible, effaré effarant et non culturel, c’est notre lointain passé. »
Mais, ce sacré serait également présent dans les sociétés occidentales et notamment françaises. Pour Régis Debray, tout ce qui ne se discute pas dans une société apparemment libre penseuse relève de cette catégorie. Les tués des attentats des 7 et 9 janvier, « une chose dont on ne peut pas rire », une « communion laïque » comme la fameuse unanimité du 11 janvier ou l’idée que l’on peut rire de toute chose, qu’incarne Charlie Hebdo bien sûr, qui « s’interdit, bien heureusement, le nez crochu et l’accent yiddish. L’esprit Charlie a le mauvais goût très sûr, il respecte la sacralité d’Auschwitz en soutenant qu’il est interdit d’interdire ».
Ce sacré est naturellement inconscient mais donne bonne conscience à l’occident. Il susciterait, toujours d’après Régis Debray, l’incompréhension des croyances, la fermeture au dehors et le maccartisme, le choc des civilisations et finalement la guerre.
Il serait naturellement bien présomptueux de penser que nous sommes complètement libérés du sacré religieux malgré la cessation de sa domination sur l’État depuis 1905 et la lente progression de l’incroyance en France depuis le XVIIIe siècle. Pour autant, un sacré profane a-t-il pris le relais comme le suggère Régis Debray ou bien nous arrive-t-il de temps à autre de nous en libérer et de faire marcher notre tête ?
Par exemple, si Charlie ne dessine pas Auschwitz, est-ce pour respecter sa sacralité ou bien plutôt parce que ses dessinateurs ne se sont pas sentis capables de l’utiliser pour faire rire tout en conservant sa vérité et sans donner de grain à moudre aux négationnistes ? En tout cas, Plantu, lui a essayé - sur le thème des camps - et s’est bien …. planté nous semble-t-il (cf. https://twitter.com/plantu/status/583717815439515648).
Plus généralement, le sacré ne peut pas être l’option par défaut pour qualifier tout ce qui n’est pas l’objet de discussions permanentes dans une société démocratique. Il arrive que le débat, mené plus ou moins scientifiquement, finisse par déboucher sur des vérités. Si on ne veut plus discuter de la réalité d’Auschwitz, c’est que plus de cinquante années de recherche historique ont montré l’inanité des positions des négationnistes. Le sacré se trouve d’ailleurs plutôt de leur côté et leur persistance s’explique peut-être par leur horreur devant la transgression commise par le reste de la société en suivant la voie de la raison plutôt que leur foi homicide.
Enfin, on aimerait respectueusement signaler à Régis Debray que les pouvoirs, dans les sociétés « orientales » et occidentales, sont loin d’être complètement idiots et instrumentalisent avec une certaine efficacité les premiers la raison et les seconds le sacré.
D’une part, Daesh, qui détruit certaines statues antiques au maillet au nom de son interprétation absurde et littéral du Coran, n’hésite pas à en revendre d’autres aux païens pour renflouer ses caisses. Que dire de l’Iran, l’État théocratique par excellence pourtant, qui investit massivement dans la physique atomique impie pour se développer et obtenir des avantages dans les rapports de force internationaux. De même, l’Iran a-t-elle fini par oublier la fatwa de Khomeni contre Salman Rushdie quand son intérêt le lui commandait. Tout montre que les Mollah savent bien distinguer l’ordre de la foi de celui de la raison et garder les deux fers au feu pour faire prospérer leur pouvoir.
D’autre part, les gouvernants des sociétés occidentales et notamment françaises savent bien assez produire du sacré pour échapper aux remises en cause. Depuis le traité de Maastricht, l’invocation des lois magiques de l’économie et de la cause européiste n’a pas cessé pour justifier l’introduction progressive de l’ordo-libéralisme. Récemment, le gouvernement actuel a excipé d’un mystérieux esprit Charlie pour liquider le débat sur le caractère liberticide et inefficace de l’État barbouzard. Devrions-nous par dessus le marché (si on ose dire) revenir au 17e siècle et nous taire au nom du sacré religieux ?
Nous pensons au contraire que le champ de la raison critique a été trop restreint au cours des dernières années. Sa souveraineté retrouvée est la seule voie pour nous épargner le maccarthysme, les aventures extérieures sanglantes et sans issues comme les Etats-Unis les ont multipliées depuis 2002 et le retour de l’abjecte théocratie.