Mon hésitation ne vient pas des travers habituels du journal, comme l’interminable guerre avec Charlie qui continue son cours. On se demande d’ailleurs si elle n’est pas partie pour durer longtemps après que les protagonistes en auront oublié les causes, un peu comme le conflit entre les guelfes et les gibelins dans l’Italie médiévale. De même, l’hypothèse « islamophobo-colonialiste » tend à se transformer en origine unique des dysfonctionnements de notre société et en prétexte à de quelques fois laborieux numéros de rhétorique teintés de francophobie. Enfin, la critique présente de bizarres variations d’intensité : elle est par exemple toujours étonnamment faible pour les nationalistes régionaux malgré leurs forts relents identitaires.
En réalité, tout média, même indépendant, offre un regard forcément biaisé de l’actualité, car les journalistes ne sont pas des Dieux au-dessus de leur temps, de leur classe et de leur milieu professionnel. De même que le navigateur sait qu’il doit corriger la valeur affichée par le sextant de la hauteur du soleil pour tenir compte des erreurs de mesure de l’instrument, cela ne me gêne pas de devoir parfois interpréter ce que publie Mediapart.
Non, mon agacement vient de ce qui m’est apparu comme un abus du pouvoir qu’une démocratie accorde à la presse. J’ai ainsi trouvé déplacée la campagne menée par le journal pour que le bon peuple de gauche aille voter Emmanuel Macron au second tour de la présidentielle au nom d’une fumeuse « pédagogie antifasciste ». Ah, que le mot « pédagogie », merveilleux quand il répond au souci du maître de partager ses connaissances, sonne faux quand il masque une propagande toxique, car il apparaît maintenant clairement que toutes les voix de gauche en trop pour Emmanuel Macron ont démultiplié sa capacité à détruire l’état social.
J’ai été également choqué par les mauvaises manières faites à la France insoumise lors des campagnes des élections présidentielles et législatives, qui contrastaient avec le traitement plus anodin réservé à l’ectoplasme hamonique. Le journal l’a diabolisée à feu plus ou moins vif à cause de l’hostilité ancienne, recuite et toujours pas dépassée contre son fondateur (1). La partialité de Médiapart s’est manifestée avec le plus d’éclat dans un article du 29 mai 2017 intitulé « Pour une Assemblée plurielle contre le fait présidentiel », où a été osée une mise en équivalence totalement surréaliste entre un pouvoir se cherchant une majorité absolue et la France insoumise simplement désireuse d’exister politiquement en disposant d’un groupe parlementaire (2).
Relu six mois après, cet article apparaît obsolète, voire ridicule, compte tenu de l’inexistence oppositionnelle des autres composantes de la gauche, à l’exception du PCF, qui fait son devoir d’opposant malgré les pesanteurs qui l’entraînent vers le fond. Reconnaissons cependant que Mediapart a assez rapidement pris acte de la vigueur de la contestation par les députés de la France insoumise de la politique macroniste (3).
Portons également à son crédit que Mediapart est resté, dans sa virulence anti-mélenchoniste, dans l’ordre du discours. Il n’a pas basculé, comme le Canard enchaîné, dans la presse de caniveau en dévoilant, dans ce qui apparaissait comme une vengeance mesquine après une série de « pans sur le bec », les déboires financiers transitoires d’une proche de Jean-Luc Mélenchon.
Et puis, quand on aime la presse écrite et que l’on considère la masse des articles disponibles sur le site du journal, on ne peut pas en rester à des aigreurs. Sinon, on s’exposerait à une réplique du même tonneau, à l’instar de celle de Goscinny à un fâcheux : « Le lecteur fidèle qui nous écrit, d’une plume trempée dans le vinaigre : à lire vos machins, je me sens cornichon. » (4)
J’aurais de toute façon du mal à me passer du flot continu de révélations sur les frasques de nos puissants, des enquêtes homériques de Laurent Mauduit sur l’interminable affaire Tapie et des excellents papiers sur l’actualité économique et sociale de Martine Orange et de Romaric Godin. Les écrits un tantinet libertarien de Philippe Riès me provoquent intelligemment, même si je ne crois pas une seconde que l’on puisse se passer de banques centrales. Enfin, les articles historiques sont plutôt bons et il arrive que les parallèles et autres interpolations d’Antoine Perraud tombent assez près d’une certaine réalité.
C’est pourquoi j’ai apporté finalement avec plaisir mon écot à la pérennité de Mediapart.
(1) Cf. l’invraisemblable procès fait dans l’éditorial du 1er mai « Dire non aux désastres » au candidat de la France insoumise où les vertus sont collectives et les vices portés par un seul individu incarnant le Mal politique : « Mais il est un autre apprenti sorcier, Jean-Luc Mélenchon, qui, comme d’autres auraient fait du plomb avec de l’or, a transformé un indéniable succès collectif – La France insoumise en tête de la gauche, loin devant le PS – en défaite personnelle. Rassemblant nombre d’idées et d’expériences dont Mediapart est, depuis 2008, le carrefour, sa formidable campagne et le programme qui en fut l’ossature se heurtent désormais aux limites, aux travers et aux ambiguïtés de sa pratique politique. Le sectarisme, l’exclusive, l’intolérance n’ont jamais servi les idéaux de l’émancipation, de l’égalité et de la fraternité. Il n’y a pas, à gauche, de détenteurs de la vraie croix, légitimes à excommunier tout contradicteur ou tout dissident. »
(2) « Mais, de même qu’il nous oblige à refuser le chèque en blanc d’une majorité absolue, cet impératif démocratique nous invite aussi à rejeter le sectarisme d’une opposition unique. Comme en miroir de la volonté hégémonique de La République en marche, portée par le fait présidentiel, la gauche, dans sa diversité, est aujourd’hui confrontée au désir hégémonique de La France insoumise, portée par le score de Jean-Luc Mélenchon au premier tour. »
(3) Cf. notamment «La démocratie expliquée à Emmanuel Macron » 13 juillet 2017.
(4) Lu à l’exposition Goscinny au Musée du judaïsme planche III «Des carottes pour Iznogoud ».