* entretien de Drucker : article
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J’aurais aimé ne jamais avoir à écrire ces mots.
Premièrement, j’aurais aimé ne jamais avoir à subir la douleur, celle qui régit ma vie depuis de nombreuses années maintenant. Car oui, tout tourne autour d’elle. Je ne sais pas si je serai en cours cet aprem, ça dépendra de mon niveau de douleur et d’énergie. Je ne sais pas si je viendrai à l’orchestre lundi, ou au bar ce soir, ou chez la famille cet hiver. Ca dépendra de mon niveau de douleur et d’énergie.
Il faut tout anticiper, ne pas prévoir trop d’activités pour pouvoir récupérer, mais ne pas passer trop de temps à récupérer car il faut travailler pour les cours, gérer l’administratif, garder un lieu de vie à peu près propre et rangé.
Rafistoler un corps constamment cassé. Remettre les articulations à leur place, immobiliser un membre, tartiner un autre de crème antalgique, bouffer des cachets de morphine. Se brûler la peau du ventre avec des bouillotes, brûlure toujours moins douloureuses que les couteaux plantés dans les entrailles. Résister à l’envie de s’énucléer à la petite cuillère lors des migraines.
Et malgré ça, le douleur frappe quand même. Elle cloue au lit, force l’attente. Attendre, attendre, attendre. Souvent sans pouvoir se distraire, le moindre stimuli augmentant la douleur, qu’il s’agisse de lumière, de son, de pensées, de mouvement. On ne nomme pas le « patient » ainsi pour rien.
Ce n’est pas quelque chose qu’on choisit. Le hasard est terriblement injuste par nature. Je sais pertinemment que je n’aurai jamais une vie totalement normale.
Cependant.
Cela ne signifie pas que je ne souhaite pas avoir une vie, tout court. C’est cela, mon « deuxièmement ». On parle beaucoup de la loi « fin de vie », bel euphémisme pour parler d’euthanasie et de suicide assisté. Les débats ont tendance à oublier l’existence depuis 2016 de la loi Claeys-Leonetti, permettant de bénéficier d’une « sédation profonde et continue provoquant une altération de la conscience maintenue jusqu’au décès, associée à une analgésie et à l’arrêt de l’ensemble des traitements de maintien en vie » dans le cas « d’affection grave et incurable » avec pronostic vital engagé à court terme.
C’est-à-dire, mettre le patient dans le coma, arrêter tout traitement hormis les antidouleurs, « débrancher » toute respiration ou nutrition artificielle, et laisser la personne s’éteindre « naturellement », de façon passive.
L’euthanasie et le suicide assisté, au contraire, requièrent une mise à mort active, avec une substance induisant la mort. Dans un cas c’est le médecin qui pousse la seringue, dans l’autre c’est le patient lui-même.
Dans les propositions de loi sont mentionnées l’ ouverture de ces procédures à des cas où le pronostic vital n’est pas nécessairement engagé à court terme. Notion floue, mais incluant les personnes handicapées et malades chroniques.
Cela aurait pu être une avancée. Mais clairement pas dans l’état actuel des choses, avec la destruction du système de santé, la sur-précarisation et le fliquage des handis. Nous sommes maltraités par le système, qui en plus surveille le moindre aspect de nos vies pour s’assurer que nous ne somme pas juste des fraudeurs assistés. La société fait reposer la responsabilité de nos handicaps sur une question de volonté, de valeur, ou de mérite. Souvent ce n’est pas dit directement, mais sous-entendu, volontairement ou non.
On parle bien du « trou de la sécu », pour donner un exemple connu de tous.
Demander des aides est déjà administrativement difficile, avec des dossiers de vingtaines de pages décortiquant l’entièreté de nos vies, des attentes de mois voire années, puis la constante suspicion. Etes-vous assez handicapé ? Etes-vous réellement malade ? Ne feriez-vous pas tout cela juste pour toucher une aide qui vous bloque sous le seuil de pauvreté, lorsqu’elle vous est accordée et à taux plein ? N’abusez-vous pas de la pitié des gens pour pouvoir vous asseoir dans le bus ?
Pendant ce temps, les médecins ne nous croient pas, nos pathologies sont mal ou pas prises en charge, cela nous coûte de plus en plus cher, notre état s’aggrave. Et double, triple, quadruple peine pour les femmes et minorités de genre, les personnes racisées et autres minorités.
Il y a tant à faire pour améliorer notre qualité de vie. Mais tout cela coûte cher, n’est-ce pas ?
Mieux vaut proposer gracieusement une porte de sortie insidieuse.
Je me suis battue des années contre la dépression et les idées suicidaires. On m’a parlé en boucle d’une « vie qui vaut la peine d’être vécue ». Cela ne serait donc valable que jusqu’à un certain point ? A quel moment l’on est suffisamment handicapé pour que le suicide soit acceptable ?
A ceux qui répondraient « c’est pas pareil », ça l’est. La maladie physique n’est pas une barrière à la dépression, c’en est même une forte comorbidité. A ceux qui répondraient « et le cancer en phase terminale de Mamie ? » je répondrais Claeys-Leonetti et sédation profonde et continue, et ce uniquement si Mamie le demande.
On parle de « mort digne », mais rien n’est fait pour que notre vie le soit. Choisir entre mourir et vivre une vie de pauvreté, d’exclusion et de maltraitance ; ce n’est pas un choix. Peste ou choléra.
Nous nous battons, mais nous sommes faillibles. Je me bats pour que la porte de la boîte de Pandore qu’est la légalisation de l’euthanasie reste close, mais si elle finit par s’ouvrir, il est possible, voire pas improbable, que je la franchisse un jour.
Ce ne sera pas par choix.
Ce sera parce que je ne verrai pas d’autre issue.
La douleur ne me tue qu’au sens figuré. Je me bats pour qu’elle ne puisse jamais le faire au sens propre sans qu’on ait essayé tout ce qui soit possible auparavant.
Si cette loi passe et qu’un jour de me fais euthanasier, rappelez-vous :
Ce n’est pas MON choix.
Et ne soyez pas tristes. Soyez en COLERE. En colère contre les institutions qui débordent de validisme. Contre le gouvernement qui défonce le système de soins à coups de canon. Contre le validisme, sexisme et racisme intériorisé chez tant de médecins, qui ne nous prennent pas au sérieux. Contre le fliquage des handicapés. Contre l’inaccessibilité. Contre l’idée qu’un humain improductif est par définition inférieur.
Et ce jour où je mourrai, je m’excuserai auprès de moi-même et de tous mes adelphes handis : Pardon d’avoir abandonné, je n’ai plus la force.
Et je m’excuserai auprès de tous ceux qui n’auront pas voulu nous donner une vie digne : pardon d’avoir été plus humaine que machine.