
Agrandissement : Illustration 1

Étrange expérience que la découverte des œuvres de Marie Agnès Gachet-Mauroz. Avec les toiles intitulées Saturations 2024-2025, de la série Mémoires, vous êtes tout d'abord captivé par une matière picturale insolite. Elle semble être le résultat d'un tressage de couleurs liquides, aux trajets aussi peu décelables que le cours qu'une source souterraine. Souvent, la teinte la plus ténue et la plus éloignée — dans une éclaircie des ajouts — deviendra empâtement au bout de son parcours. Les traces de mouvements sur la cire maintenant durcie, suggèrent ici un façonnage à pleines mains, et là quelques sillons induits par un souffle, comme extérieurs à l'élaboration. Toutes ces tendances sont capturées dans une matière nacrée et translucide, et vous resteriez bien là pour en faire la géomancie, considérant cette contemplation comme une fin en soi ; d'autant que vous êtes à un vernissage et que des propos vous arrivent, « On peut toucher », « Trouver son médium »...
Mais retournez-vous, ou fermez les yeux : l'idée qui persiste alors est celle de touches disséminées — pourtant nullement localisables sur la toile — qui engendrent un espace ouvert, par le seul pouvoir de la couleur ! Cette suggestion d'étendue est dans une telle contradiction avec l'expérience des tableaux-sculptures évoqués précédemment que, plusieurs fois, vous reprenez le dialogue avec les œuvres : décidément la dilatation spatiale, lumineuse et aérée, subsiste, mais le mutisme du substrat quasi minéral s'oppose à toute compréhension du chemin parcouru vers ce résultat, à tout constat d'une manière ou d'un langage.
Et si vous rencontrez l'artiste, vous seul parlez, au risque d'être discourtois, ne voulant surtout rien entendre qui pourrait résoudre trop tôt ce qui est devenu un enjeu personnel.

Agrandissement : Illustration 2

Toujours dans cet état d'esprit, je retournais à la galerie quelque temps après, muni de ma boîte à outils préférée, le diagramme de Rosalind E. Krauss. Il développe l'opposition figure/fond — condition de la perception visuelle — « de façon telle que chaque côté du diagramme maintient la même opposition, simplement écrite de façon différente » et que « ses axes diagonaux conduisent à des relations de miroir ». Cette réécriture des rapports qui permet de penser les cas limites, pourrait peut-être m'éclairer à propos des Saturations 2024-2025 de la série Mémoires.

Agrandissement : Illustration 3

Pour cela il faudra considérer une autre partie des Mémoires, les Fragments 2024-2025. Certains Fragments se percevraient rapidement comme figures découpées sur fond blanc, alors qu'il s'agit plutôt de reliefs présentés sur un socle. Le blanc étant évacué, on se trouve en présence d'une dyade d'ocre et de bleu, dont chaque élément, dans un éventail de possibles, jouera alternativement le rôle de figure et de fond. Cette opposition figure/fond est amoindrie par l'alternance et le devenir neutre des deux composants, mais aussi considérablement ouverte par une syntaxe de transparence et d'opacité, de recouvrements et de réserves. Sans chercher à utiliser le diagramme terme à terme, de façon trop stricte, on établira sans peine qu'on a affaire ici à un rapport non-fond/non-figure.

Agrandissement : Illustration 4

Avouons un parti pris, celui de généraliser à l'œuvre entière, ce que nous déduisons des différentes séries : à ce stade, toute perception, c'est à dire la vision d'une figure sur un fond pourra être retournée, la figure devenant fond et le fond figure... Ce qui transpose l'opposition sur un axe neutre, et développe tout un univers de variations, compris entre non-fond et non-figure.
Les Ancrages 2024, autre opus des Mémoires, affirment un choix si tranché qu'ils ont valeur de manifeste. Ils nous disent, dans une inversion radicale, que le fond sera peint sur la figure.
Négligeons le blanc du papier, comme nous l'avons appris, et nous nous trouvons en présence d'un double aplat sérigraphié rectangulaire, qui tente de former figure, mais qui est partiellement recouvert par une nébuleuse de touches mouvantes, dont la facture s'apparente immédiatement à un fond.
En conclusion de ces investigations, et puisque nous généralisons, nous pourrons affirmer que, pour les œuvres de la série Mémoires, il n'y a pas de figures, il n'y a pas de fond, mais un non-fond peint sur des non-figures.

Agrandissement : Illustration 5


Agrandissement : Illustration 6

Toutes ces considérations resteraient fort abstraites sans la reprise d'une expérience avec les Saturations 2024-2025.
Il est caractéristique des œuvres importantes, que leur concept principal, souvent, est passé sous silence. Parfois il ne fait qu'un avec l'acte d'élaboration, ou bien il est offert au spectateur de le définir lui-même, ou encore il est aussi naturel à l'artiste que sa respiration — autant de raisons de ne pas le nommer. Alors, pour la série intitulée Mémoires, qu'en est-il du thème de l'oubli ? N'est-il pas aussi important que la notion-titre ? N'est-il pas même plus important ?
Car nous pourrions explorer un nouveau diagramme, mémoire/non-mémoire amenant forcément à oubli/non-oubli, et nous avons suffisamment progressé pour savoir que Marie Agnès Gachet-Mauroz ne peint pas des figures de mémoires sur un fond d'oubli.
Certainement il y a là restitution d'un percept. L'originalité des teintes, leur articulation spatiale, suggèrent l'évocation d'un lieu, d'un moment précis avec sa qualité de lumière — on aurait presque un son, une odeur. Les orientations multiples et le mouvement des marques, font hésiter entre restitution atmosphérique et expression des affects. Mais à l'opposé, il y a un recouvrement, comme un brossage d'effacement, aux mouvements inconnus, un précipité de matière neutre. Un travail de Saturations ? Ces deux tendances ne sont pas successives mais simultanées. Peut-être même que seule la seconde a véritablement lieu, qui assure la pérennité à l'ensemble, et ainsi j'oserais la formule : pour fixer ses Mémoires, Marie Agnès Gachet-Mauroz peint l'oubli.
Les non-figures de mémoire sous le non-fond de l'oubli.
À Madrid, le 3/04/2025
Charles Ferrier