
« T'es-tu rendu compte que tout à l'heure j'avais perdu mon moi ? » 1
Il est un mode du dessin où le trait, loin de cerner une figure, dans son cheminement même et sa répétition, génère une surface. Dans l'instant, cette activité 2 ne se connaît pas de limites, et à perpétuité recouvrirait le monde. Mais voici qu'elle a choisi de s'exercer dans un format trop petit, si bien que stoppée par les bords elle feint de se poursuivre ; et trop grand car, nécessairement orientée, elle est vaincue à son flanc par la puissante suggestion du fond indéfini. Il en résulte une forme à peine préméditée, sans intention mimétique ou décorative, plutôt comme un destin : la rencontre du désir infini et de la contingence.
Le hersage produit-il des creux ou des reliefs ? Il en va ainsi de cette striure dont on ne sait ce qui en motive le dessin, du trait ou de l'interstice. Car la ligne n'est pas seule et, comme la barbe d'un plumage, s'attache à la précédente par mille crochets invisibles. Cependant, si ces barbules imaginaires agrippent entre-eux les tracés, elles les tiennent aussi à distance, rendant tout croisement impossible. On a là, pour reprendre la terminologie de la gravure, une véritable phobie de la contre-taille, et ce tropisme négatif est sans doute déterminant dans l'impérieuse croissance du motif.
La ligne inépuisable, lorsqu'elle se manifeste, s'infléchit pour participer au plan : elle doit se scinder pour se répéter, s'incurver pour être sertie. Inévitablement finit par se détacher un morceau séparé, grande squame en éventail, croissant de lames, large écaille... Chute d'une mue, et c'est le premier « j'étais là » 3. Alors il faut reprendre, quitte à considérer ce fragment comme un objet trouvé, avec le seul souci de ne pas se départir du rythme. Si tout croisement reste impossible, le raccord en T, en V, en équerre est permis, car la contiguïté avec les formes abandonnées est illusoire : nous sommes dans un autre temps. Ce cycle sera reconduit autant de fois qu'il le faudra, jusqu'à ce que le tout tombe comme un paquet - second « j'étais là ».
« Peut-on rendre son corps semblable à du bois mort et son cœur à de la cendre éteinte ? » 4 C'est ainsi, et n'allons surtout pas prendre ce travail pour une expression du moi, mais au contraire pour son dessaisissement complet. Sinon comment pourrait-il advenir, cet élément impersonnel, recherché depuis le début, et dont l'efficience marque l'accomplissement de l'objet : le liant. Il ne se trouve pas dans l'encre, ni sur le papier, mais enveloppant, va jusqu'à donner une nouvelle qualité à l'espace d'exposition. Le liant est-il solide, liquide ? Organique ou comme minéral ? Etc. Cette suite d'oppositions non résolues, et que l'on pourrait énumérer, découle en fait d'une seule origine : le dessin est juste venu se loger au moyeu des perceptions. Alors, prélevons un segment d'expérience dans cette physique des transformations, par exemple une avancée, qui multiplierait les points de vue : poudroiement sec puis, à mesure que l'on s'approche, moiteur d'un agglomérat lourd et descendant, pour finir dans la proximité par la légèreté de plumes gonflées d'air.
Comment une peinture, sans faux semblants et aussi précisément définie, peut-elle développer une telle multiplicité d'aspects ? C'est là sans doute son but profond : du moi vers l'autre, métamorphoser l'activité du traçage infini dans le travail en cours, en la possibilité d'une contemplation infinie dans l'objet enfin détaché.
Charles Ferrier, à Madrid le 27/12/2022
1 Les Œuvres de Maître Tchouang, traduction de Jean Levi, p.19, Éditions de l'encyclopédie des Nuisances, Paris 2010.
2 On pourrait penser que l'auteur de ces lignes possède quelques lumières sur la méthode de Xiaojun Song. Il n'en est rien ! Mais l'œuvre de cette dernière pouvant être perçue comme une peinture d'action, alors il va de soi pour le spectateur d'en revivre l'exécution, fût-ce par l'imagination. On ne trouvera donc dans ces propos, aucune garantie de véracité, de fausseté non-plus...
3 https://www.francoisebesson.com/expositions/jetaisla
4 Op. cit. p.19.