La France insoumise a bientôt neuf ans. Neuf ans de renouvellement d'une gauche meurtrie par la trahison hollandiste dont elle peine encore à se dégager. Ce grand coup de barre à gauche a été accompagné par un modèle organisationnel unique : la France insoumise. A l'heure où la gauche va devoir gérer des élections intermédiaires cruciales pour 2027, des potentielles dissolutions – et face à une vague de fond RN ainsi qu'une droitisation extrême du bloc macroniste-conservateur-libéral, nous n'avons plus le temps d'attendre. La gauche est à un point de parcours crucial pour entamer les trois prochaines années.
L'évolution des promesses
En 2016, la France insoumise est lancée sur le modèle espagnol de Podemos avec pour objectif principal de dépasser le modèle organisationnel du PS. Finis les congrès. Finis les apparatchiks. Finis les petits barons cumulards. Finis la droitisation permanente. Finis Hollande, Valls, Cazeneuve. Ce nouveau modèle est adossé aux théories de l'ère du peuple et du populisme de gauche, dans le but de mettre au pouvoir une idéologie – l'écosocialisme, incarnée par le programme l'Avenir en Commun : la base de rassemblement du mouvement.
Ce modèle d'organisation a été séduisant puisque la campagne de 2017 a engendré une efficacité militante qui a permis à la gauche écosocialiste de faire plus de 19 %. La base (les groupes d'appui, désormais groupes d'action), avec l'inspiration de la campagne Sanders aux États-Unis, était alors le moteur fondamental de la machine. La consigne était alors : « N'attendez pas les consignes ! ».
Le fonctionnement interne est alors volontairement verticalo-gazeux afin d'éviter les scissions et des assemblées générales qui débattent pour des placements de virgules. Les grands principes du mouvement sont votés par la base militante – action suffisamment rare pour le signaler – en septembre 2017. Depuis, ils n'ont été que faiblement amendés, mais les changements de cette charte se concentrent uniquement sur l'évolution de la structure interne. Preuve s'il en faut que la question est cruciale pour la pérennité du mouvement.
Les promesses de base du mouvement étaient simples et sont bien résumées par la charte des candidats aux législatives de 2017. Depuis, cette charte a évolué. Il n'est plus fait mention du cumul des mandats locaux et nationaux (Paul Vannier, Sophia Chikirou sont aujourd'hui députés et conseillers régionaux), ni de transparence (peu de députés LFI remplissent les déclarations de dons ou d'invitations à l'Assemblée nationale). Dans le programme, les mandats devaient être limités dans le temps à deux ; aujourd'hui certains députés entament leur troisième mandat avec la dissolution de l'Assemblée nationale. En ce qui concerne la transparence financière, elle n'a jamais atteint le niveau de Podemos, qui publiait jusqu'en 2021-2022 la moindre facture de repas payée par le mouvement en temps de campagne.
L'objectif était aussi d'empêcher la dérive idéologique du parti et de favoriser le renouvellement de ses figures. Ainsi, l'objectif de départ était également d'empêcher la formation d'un mouvement de jeunesse type MJS (Mouvement des Jeunes Socialistes) qui ne peut qu'évoluer en caste d'urbains diplômés et ambitieux.
Ces promesses, en particulier celles en lien avec la transparence ou le renouvellement des figures, n'ont pas été épargnées par l'institutionnalisation nationale du mouvement. Le mouvement, lui, est toujours là, et permet de contrebalancer l'abandon de certaines promesses.
Le parti-mouvement en 2024

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Les turbulences d'une "aile" (autoproclamée) brune qui aurait dû être exclue pour ses manquements aux principes fondamentaux communs au mouvement n'ont pas été les seules durant les élections intermédiaires entre 2017 et 2022. L'organisation avait déjà été remise en question pour son inefficacité lors des européennes de 2019, des municipales et des régionales. Aujourd'hui, le même mauvais cycle recommence. Le désormais parti-mouvement, bien installé dans la vie politique nationale, a gardé son fonctionnement vertical. Il l'a même verticalisé au fur et à mesure des années : le cœur du réacteur semble être passé du groupe parlementaire à la Coordination des Espaces créée (non-votée) en 2022 où les responsables sont essentiellement des élus créant un "premier cercle" autour de la direction. Est-ce que le maintien de cette organisation rigide permettra à la France insoumise de performer aux municipales ?
Il est néanmoins possible à n'importe quel quidam de rejoindre l'un des sous-pôles de ces espaces, dont l'activité peut varier selon l'implication de ses dirigeants – tout comme les livrets thématiques qui amendent le programme.
C'est cette coordination des espaces qui est le cœur du réacteur. Le conseil politique de la France insoumise paraît au-dessus hiérarchiquement puisqu'il regroupe les membres de celle-ci, d'autres élus membres des bureaux du Parlement européen (Younous Omarjee), ou de l'Assemblée nationale (Nadège Abomangoli pour ne citer qu'elle), ou encore les organisations politiques associées. Pourtant, les membres de la coordination des espaces sont très majoritaires. Ce conseil politique reste donc très opaque pour les militants, et la seule information que l'on peut trouver sur ce conseil est parue dans le dernier livre de Ruffin : « Un comité Théodule qui, finalement, se réunira une dizaine de fois en deux ans, pour s’auto-attribuer de très bonnes notes... ». En décembre 2023, il était demandé lors de l'assemblée "représentative" du mouvement à ce conseil politique de présenter les résultats de ses travaux, sans qu'il n'y ait eu de suite.

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Depuis 2022, le parti-mouvement s'est crispé. La charte des principes a été foulée aux pieds par la gestion de l'affaire Quatennens, qui n'a pas reçu de sanction de l'organisation. S'il s'est retiré de la coordination (son choix personnel), et s'il a été sanctionné par ses pairs députés, le comité de respect des principes du mouvement n'a donné aucune sanction supplémentaire. Trahison au programme, aux valeurs, aux principes du mouvement pour de nombreux militants, notamment jeunes. C'est à ce moment précis qu'un renouvellement a eu lieu : le POI (Parti Ouvrier Indépendant, descendant du courant lambertiste) a pris une envergure inédite au sein du mouvement, avec les dérives que l'on connaît.
Un modèle à bout de souffle ?
Le fonctionnement vertical de la France insoumise, fondé sur des principes de cooptation-exclusion, peut-il continuer de fonctionner avec ce modèle ? S'il reste utile pour une élection présidentielle, comme les campagnes de 2017 et de 2022 l'ont bien montré, il est beaucoup plus poussif dans les élections intermédiaires et recule de plus en plus dans les bastions ruraux historiques de la gauche.
Une question se pose : est-ce que le cycle LFI est terminé ? N'est-il pas temps d'organiser quelque chose de nouveau ? À mon sens, on ne peut pas persister dans un renouvellement continuel de militants dégoûtés par une nouvelle génération et le maintien de quelques apparatchiks qui tiennent une ligne décidée par un cercle restreint d'une dizaine de personnes. Gramsci expliquait bien le risque d'une organisation aussi rigide : se couper de la base populaire.
95 % des militants ne connaissent pas l'organisation interne du parti-mouvement que je viens de présenter, et la légitimité de sa direction ne repose que sur la confiance ou l'admiration que chacun lui donne. Le système reste globalement opaque : les conventions "représentatives" sont (malheureusement) des grandes pièces de théâtre où peu de choses évoluent grâce à leurs ateliers. Personnellement, j'ai déjà été tiré au sort : j'ai tenu une heure à la table.
La stratégie électorale fait couler beaucoup d'encre durant cette rentrée : elle doit pouvoir être discutée sans forcément passer par des congrès et AG. Les grands principes de LFI mentionnent pourtant bien l'organisation de consultations numériques : pourquoi ne pas utiliser cet outil ? Il y a-t-il une peur de la base ? En effet, il n'y a aucun garde-fou pour empêcher une trahison du parti-mouvement envers ses électeurs et militants. Aucune possibilité de référendum révocatoire ou motion de défiance à l'encontre de tel ou tel cadre.
Neuf ans après son apparition, ce modèle montre des limites claires dans les pratiques militantes, qui peinent à se renouveler. La citadelle est en état de siège permanent, coupée de sa base et même de certains de ses députés. Le climat n'est pas celui du grand soleil, des jours heureux de 2017.
Pourtant, le bilan est paradoxalement globalement positif. La gauche est arrivée en tête des élections législatives. La gauche n'a jamais été aussi forte depuis des années. La gauche est parvenue à susciter un espoir immense malgré sa victoire volée par Macron. Dans ce contexte, la France insoumise a joué le rôle principal et a permis à la gauche de continuer à se reconstruire. Et c'est peut-être cette organisation qui a permis ceci, notamment avec l'Avenir en Commun comme base de travail.
Construire à partir du Nouveau Front Populaire
Le programme doit donc rester la base commune. C'est autour de ça que tout doit s'organiser : c'est en ça que le modèle est déjà unique. La gauche de rupture doit rester hégémonique à gauche et doit lutter pour ne pas se faire doubler par un PS que l'accord de la NUPES a contribué à ressusciter – un syndrome de Stockholm ?
Il est nécessaire de dérigidifier le mouvement pour espérer garder un espace central à gauche et le préserver sur la longue durée. Pour cela, il est nécessaire de (ré)introduire certaines règles :
- L'organigramme ne peut pas être organisé en cellules dirigées par des personnes déjà élues, et cooptées par on-ne-sait-qui. Par conséquent, les postes stratégiques du mouvement sont occupés par des élus qui ont certainement autre chose à faire ou par des apparatchiks. C'est un problème. Quelques-uns sont néanmoins composés en minorité de militants tirés au sort parmi un collège de chefs de GA.
- Un parti de gauche doit interdire le parachutage pour lutter en faveur d'une implantation locale, imposer une parité sociale dans les candidatures ainsi qu'une limitation des indemnités comme le fait le PCF, pour empêcher une notabilisation et une PSisation.
- Il faut aussi une parité géographique dans le mouvement : la centralisation du parti en Île-de-France et dans les très grandes villes, parce que certains cadres ont échoué à gagner une circonscription ailleurs et ont été parachutés, déconnectent la tête du parti de ses jambes. Les retours du terrain sont complètement coupés et évacués par des analyses électorales ridicules, créées à partir de grandes statistiques générales (sans notion de géographie électorale, notamment !). Ainsi : pourquoi des députés ruraux ne sont pas mis en avant, comme le député de l'Aveyron Laurent Alexandre, par ailleurs l'un des rares ouvriers élus dans le groupe, tout comme Mathilde Hignet, ouvrière agricole ?
Je ne suis pas un grand idolâtre de la démocratie absolue horizontale, des congrès ou bien des guerres de virgules. Cependant, j'estime qu'il y a un entre-deux, et qu'il faut réfléchir à notre organisation dans le futur proche. Il n'y a pas de modèle parfait, mais il faut construire à partir de ce modèle et effectuer une transition saine et apaisée. Notre organisation a vocation hégémonique, de masse, se perd en polémiques, scissions, excommunications. Que peut-on reprocher à Danielle Simonnet, qui était l'une des oratrices du meeting fondateur du Parti de Gauche en 2008 ? Expulsée en raison de ses inimitiés avec certain(ne)s chef(fe)s après avoir été mise de côté depuis 2022. Même chose pour d'autres, parfois militants inconnus du grand public. Consigne a été donnée de faire campagne contre des camarades, alors que l'on aurait pu envoyer des militants par wagons entiers pour soutenir Rachel Kéké, Caroline Fiat, Léo Walter, et bien d'autres députés de circonscriptions difficiles et/ou rurales. Notre mouvement ne peut pas construire en divisant à grands coups de machette, a fortiori contre ceux qui ont participé à faire ce qu'il est devenu aujourd'hui. La division du parti nous nuit collectivement : l'évolution de l'organisation est la clé pour éviter un grand schisme qui ne favoriserait que le centre-gauche.
Je n'abandonne pas non plus l'idée d'un chef de file, nous restons dans la Ve République ; ni l'idée d'une structure pyramidale tant que l'on n'oublie pas qui sont les petites mains qui font que ce mouvement existe localement. Qu'on me comprenne bien : je ne fais pas ici une critique du programme ou du fond. Je considère plutôt que la question de l'organisation est centrale si l'on veut que l'Avenir en Commun soit au pouvoir en 2027. La France insoumise ne doit pas finir comme Die Linke, Podemos, ou pire : Syriza. Elle doit se renouveler pour ne pas se faire grignoter.
Ainsi, la question d'une fédération large à gauche comme le Frente Amplio uruguayen cité par une note d'Intérêt Général est à réfléchir : « Après des années de crise pour les partis traditionnels du mouvement ouvrier, le 5 février 1971, les partis socialiste, communiste et la démocrate-chrétienne conjointement avec des personnalités progressistes des partis historiques uruguayens (Colorado et Blanco) décident de se rassembler dans une nouvelle force politique : le Frente Amplio [...].
La cellule de base pour l’organisation de militants se fait sur une base territoriale avec les 'Comités de base'. Le choix d’une implantation territoriale large, sous le drapeau de la coalition et non des partis faisant partie, est un premier choix fort. L’action des comités de base est coordonnée au niveau du département par des unités de coordination composées des délégués directement envoyés par les 'comités de base'. [...]
Comment s’intègrent les partis dans le mouvement sans se dissoudre ? Déjà, rien ne leur interdit de garder leur propre organisation (territoriale et nationale). Les orientations politiques au niveau national sont prises dans le Parlement de la force politique (Plenario Nacional) dont les membres sont choisis par 2 collèges : celui des partis et celui des comités de base. »
Faut-il réfléchir à un système similaire en France ? C'est ce que la France insoumise avait tenté d'impulser dans la continuité de la NUPES en 2022 et que les autres partis de la coalition avaient refusé. Il n'est jamais trop tard pour effectuer une nouvelle tentative et structurer un véritable Front Populaire pour combattre efficacement l'extrême-droite et le macronisme. Si ce n'est pas possible, il est toujours possible de remettre un petit coup de barre à gauche et de revenir aux promesses de renouvellement, transparence et changement de 2017.