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Billet de blog 17 septembre 2024

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Inoxtag : ascension de l’Everest, idéologie de la performance et illusion méritocratique

Idéologie de la performance et de l'auto-optimisation, expérience vue comme une marchandise... Insistant sur la réussite individuelle, le message porté par le documentaire d'Inoxtag, « Kaizen », qui retrace son ascension de l'Everest, pose un ensemble de problèmes. Que se passe-t-il pour ceux qui, malgré tous leurs efforts, ne parviennent jamais à gravir leur propre « Everest » ? Ce discours socialement situé est un récit bourgeois : un monde où tout est possible.

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Le message sous-tendu par le documentaire du créateur de contenus Inoxtag sur son ascension de l'Everest, visible sur Youtube et au cinéma, qui affiche plus de 20 millions de vues, pose certains problèmes. Les voici. 

La société du spectacle et la glorification de l'exploit

Ce qui prime dans notre société actuelle, ce n’est plus l’expérience directe des choses, mais la représentation, la mise en scène et la diffusion de ces expériences. L’ascension de l’Everest est alors un spectacle, un produit à consommer visuellement. Le spectateur n’est plus invité à vivre l’expérience de la montagne, mais à se projeter dans cette représentation de l’effort, du dépassement de soi. Nous comprenons ainsi que la valeur de l’exploit ne réside pas dans l’effort lui-même, mais dans sa capacité à être transformé en un récit qui inspire, motive et pousse à la performance. Mais il y a une conséquence directe derrière la logique du spectacle qui nous est présenté : l’idéologie de la réussite individuelle par laquelle l’exploit devient la norme. Par ses messages, Inoxtag véhicule l’idée que chacun doit se dépasser, rêver grand et ne jamais revoir ses ambitions à la baisse. Mais qu’en est-il de ceux qui échouent malgré tout ? Que se passe-t-il pour ceux qui, malgré tous leurs efforts, ne parviennent jamais à gravir leur propre “Everest” ?

La précarité existentielle et la culpabilisation de l’échec

Ce discours nourrit une précarité existentielle chez de nombreux jeunes qui se retrouvent confrontés à leurs propres limites, ou aux réalités socio-économiques qui rendent l’accomplissement de tels exploits très relatif. Dans cette logique, l’échec devient quelque chose de personnel. Si tu échoues, c’est parce que tu n’es pas assez bon, pas assez discipliné, pas assez motivé. Le système est conçu de sorte que tu te blâmes toi-même, et non les circonstances sociales structurelles qui limitent tes possibilités. Plus la culpabilisation est violente, plus l’échec est individualisé. Inoxtag et d’autres figures similaires sont complices de l’idée que la réussite n’est qu’une question d’effort personnel. Il a réussi parce qu’il a essayé, alors pourquoi pas toi ? Si ce n’est pas la réplique d’un processus qui fait abstraction des inégalités structurelles, ce discours est autorisé à se répéter, permettant ainsi au même système de se maintenir. Cela fait des personnes qui réussissent des exemples pour les autres, légitimant la méritocratie, tandis que ceux qui échouent se retrouvent accablés sous le poids de leur propre culpabilité.


La société de l’expérience : un terrain fertile pour la performance

Mais aujourd’hui, on est également passé à une société de l’expérience. Ce qui est vendu aux individus, ce ne sont plus simplement des objets ou des services, mais des expériences à vivre. Partout, on nous pousse à découvrir de nouvelles choses, à essayer des activités inédites, à "vivre des expériences". L’économie de l’expérience se fait presque insidieusement sentir. Elle se manifeste dans les voyages exotiques, les défis extrêmes, les retraites spirituelles et les performances sportives. L’objectif est toujours le même : l’enrichissement personnel à travers l’accumulation d’expériences qui nous transformeront en êtres humains augmentés. L'expérience elle-même se transforme en marchandise. Ainsi ravir l'Everest, devient finalement une manière d'ajouter une couche à son identité. On ne fait plus les choses pour leur utilité ou leur nécessité, mais pour ce qu'elles disent de nous, l'image qu'elles projettent, et la façon dont elles témoignent de l'amélioration continue de notre personne. Le travail devient lui-même une expérience, quelque chose à fétichiser, non pas pour ce qu'il produit, mais pour ce qu'il te permet de devenir. Cela relève de l’auto-optimisation, où chaque action doit systématiquement conduire à un dépassement de soi.

Illustration 1

L’idéologie de la performance et la fétichisation du travail

Ce glissement est profondément lié à l’idéologie de la performance et à la romanisation du travail. On valorise le fait de "se dépasser", d’accumuler des expériences qui te rendent "meilleur", "plus accompli", "plus fort". Même le travail, qu’il soit physique ou mental, est présenté comme une opportunité d’auto-amélioration. En découle une glorification systématique du travail comme opportunité d'amélioration personnelle. Pour Inoxtag, l'ascension de l’Everest n’était pas seulement un exploit, cela l’a transformé et a enrichi son être. Ce principe est alors applicable à toutes les activités de nos vies : il ne suffit plus de travailler, il faut que ce travail apporte quelque chose à ta vie, qu'il fasse de toi une meilleure version de toi-même. C’est de cette façon que s’évalue la mesure de la valeur d'une personne dans sa capacité à vivre des expériences extraordinaires et à se transformer à travers elles. Cela conduit à une pression constante pour prouver sa valeur en permanence, non seulement au travail mais aussi dans les loisirs, les relations et la vie personnelle. Chaque aspect de la vie devient une compétition pour prouver sa valeur. Cette aliénation est également aggravée par la nécessité de se surpasser ou d'expérimenter dans tous les domaines de la vie juste pour prouver sa valeur, car on ne vit pas pour soi, mais pour répondre aux attentes de réussite imposées de l'extérieur.

Conclusion

Après avoir gravi l’Everest, Inoxtag part planter du riz dans une rizière à Cuba, mais cette expérience ne le rend pas meilleur, si ce n’est qu’il sait qu’elle est temporaire. Il peut même romantiser ce travail et y trouver un sens, car il n’en subira pas les contraintes à long terme. Pour lui, cela devient quelque chose qu’il peut consommer — complètement détaché de sa brutalité réelle—transformé en un produit qui lui confère une valeur personnelle. Mais pour ceux qui vivent cette condition au quotidien, c'est une autre réalité : ce n’est pas un choix, mais un devoir, une répétition sans fin dans une structure qui les enferme. En résumé, Inoxtag joue avec ce travail comme un moment de déconnexion, confirmant que pour certains, le travail peut être un outil de transformation de soi à volonté, tandis que pour d’autres, c’est un piège aliénant sans issue. Cette idéologie de l’expérience vécue alimente finalement un système qui glorifie la performance et la transformation individuelle tout en rendant invisibles les véritables conditions d'exploitation et d'aliénation des travailleurs. On se souviendra des Sherpas qui portent les affaires, souvent au péril de leur vie, pour que ces ascensions soient possibles.

Ce n’est en aucun cas un texte contre Inoxtag, mais un rappel que son discours est socialement situé. Un récit bourgeois, c'est un monde où tout est possible. Les limites ne sont que celles que l’on se fixe, car la bourgeoisie représente l’absence de contraintes matérielles et donc aucune réalité restrictive. Inoxtag peut gravir l'Everest, planter du riz à Cuba et parler de dépassement de soi, parce que dans son monde, tout est permis, les obstacles ne sont que temporaires, et les échecs sont des marches sur le chemin de la réussite. Pour la majorité des gens, la réalité est tout autre. Les contraintes ne sont pas choisies, mais imposées. Ce n’est pas une question de choix. Pour la plupart, c’est une lutte contre des structures d’exploitation qui laissent peu de place à l’ambition et à la réalisation de soi.

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