Déclarations tonitruantes pour une couverture médiatique, à dire le moins, timide
Lors de son dernier jour à la tête du ministère d’État de la Fonction publique, de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption, Mohammed Abbou surnommé le Robespierre tunisien a tenu mercredi 2 septembre 2020 au siège du ministère une conférence de presse durant laquelle il n’a pas mâché ses mots. Face aux journalistes éberlués par tant de hardiesse dans un paysage politique où la majorité des acteurs préfèrent tourner les regards ou baisser les yeux, Abbou lance une grosse pierre dans la mare: “il a été prouvé à travers des témoignages et des rapports administratifs que le Mouvement Ennahdha est impliqué dans des crimes de blanchiment d’argent à travers quatre chaînes de télévision qu’il détient et qui n’ont pas de revenus publicitaires”, puis d’ajouter qu’ “une enquête a été ouverte pour déterminer les origines des financements et des propriétés d’Ennahdha sous forme de voitures et d’immeubles, en nous basant sur le rapport de la Cour des comptes de l’année 2018 et le scandale de dons déclarés par Ennahdha et provenant de fait, de personnes décédées. Nous avons présenté toutes les preuves au Parquet.”
Un rapide coup d’œil sur la couverture médiatique vous arrache un sourire amer. Les médias traditionnels semblent jouer de concert une vieille symphonie. Comme Abbou a aussi annoncé sa démission du secrétariat général du Courant Démocrate tout en restant affilié à son parti d’obédience sociale-démocrate, la couverture médiatique s’est concentrée sur cette information, snobant royalement les dérives d’Ennahdha, dénoncées haut et fort par Abbou. Dans son édition du 3 septembre, le quotidien Le Temps publie sous un titre pompeux « Dépité, Monsieur Propre jette l’éponge… Et déballe tout ! » une couverture de la conférence de presse. Un papier sélectif qui ne dit pas tout, et se contente de bribes d’informations décousues. Quant à la déclaration fracassante du ministre d’État et son accusation verte du parti islamiste de blanchiment d’argent à travers quatre chaînes de télévision, pas un mot…
Témoignage de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle HAICA
Pour mieux éclairer ce dossier, il convient de revenir aux déclarations de Hichem Senoussi, membre de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle HAICA, lors d’une émission (en arabe) à la Première chaîne nationale en juillet 2020: “Saïd Aljaziri propriétaire de la chaîne Le Saint Coran et chef du parti politique Rahma nous soumet une demande d’obtention de fréquences pour une radio et une télévision. Nous lui répondons que la loi interdit aux partis politiques de posséder une radio ou une chaîne de télé, et surtout que les chaînes religieuses doivent être exclusivement publiques et non privées. Pourtant ce monsieur émet à Sfax depuis des années en utilisant des équipements coûteux de contrebande qui peuvent être facilement utilisés pour l’espionnage et même le terrorisme.”
En relation plus directe avec les chaînes citées par Mohammed Abbou, les réseaux sociaux ont vite fait d’indiquer les quatre chaînes concernées: les deux chaînes islamistes Zitouna et Al Insen TV, puis M Tunisia qui n’a fait que reprendre la fréquence de la disparue Al-Mutawassit TV “aux affinités islamistes avérées”, et enfin Hannibal TV.
Dans la même émission, Hichem Senoussi décortique : “il y a des pays étrangers, toutes tendances confondues, que ce soit les monarchies du Golfe ou la Turquie qui voudraient faire partie du paysage audiovisuel tunisien, touchant ainsi directement à notre souveraineté. Ils sont attirés par notre région mouvante : Libye, Algérie et autres. Ils voudraient faire de la Tunisie une plateforme stratégique pour la fabrication d’une opinion publique aussi bien en Tunisie qu’au niveau maghrébin. C’est là que réside le vrai danger !” Puis faisant une simple comptabilité, Senoussi ajoute : “personne n’a ouvert le dossier du financement de ces chaînes. Les frais minima de fonctionnement d’une chaîne en Tunisie sont autour de trois-cent-mille dinars (92.500 € environ) par mois. Cette chaîne financée par des fonds étrangers n’a déclaré aucun transfert d’argent vers la Tunisie depuis 2012, et nous ne trouvons strictement rien dans les comptes de la Banque Centrale de Tunisie. Les documents officiels provenant de la Banque Centrale ne portent aucune information sur la manière dont Zitouna règle en devises étrangères les coûts de transmission satellitaire de Nile Sat, ce qui indique que le règlement est effectué de l’étranger en contravention à la loi de changes en Tunisie. » Les comptes sont vite faits : à raison de plus d’un million d’euros par an, d’où proviennent donc les 10 millions d’euros dépensés jusqu’à ce jour pour financer la chaîne Zitouna, porte-parole des islamistes en Tunisie et outil de propagande idéologique fort utile durant les échéances électorales qu’a connues la Tunisie depuis la chute du régime de Ben Ali ?
C’est cette opacité que dénonce, documents à l’appui le ministre d’État Mohammed Abbou.
« En mai 2013, lorsque la HAICA a pris ses fonctions elle a trouvé un nombre de radios et de chaînes pirates émettant des contenus religieux, idéologiques ou totalement alignés politiquement. La HAICA a opté pour la solution douce demandant à ces entreprises de s’aligner avec la loi, en réaction, un chroniqueur de la chaîne islamiste Zitouna a carrément déchiré devant les caméras l’ordre de la HAICA, constituant un crime de flagrant délit. » Témoignait encore Hichem Senoussi.
Quand les islamistes de tout bord cherchent à se positionner dans le paysage médiatique stratégique du Maghreb
Ces chaînes propagandistes d’un islam politique importé d’Orient posent deux gros problèmes à la Tunisie et constituent des écueils insurmontables face à la jeune démocratie tunisienne. D’abord, elles faussent les règles du jeu démocratique puisqu’un parti aux moyens financiers se limitant aux dons de ses adhérents comme le Courant Démocratique ne peut concurrencer loyalement un parti idéologique comme Ennahdha et ses filiales maquillées, bénéficiant d’une machine médiatique jouant sur la fibre religieuse des citoyens lambdas en les gavant jour et nuit de versets coraniques et de discours fondamentalistes face auxquels la majorité des citoyens n’ont pas les outils critiques pour distinguer ce qui appartient à la foi de ce qui est du ressort des manigances de marchands de religion. Une confusion entre islam et islamisme dont les résultats s’affichent clairement dans les urnes. Ensuite, il est évident que les bailleurs de ces fonds occultes, que ce soit les Frères Musulmans, des factions plus fanatiques encore, certains pays du Golfe ou la Turquie investissent ces millions d’euros pour occuper une place dans le paysage médiatique tunisien, et défendre leurs agendas : fabrication d'opinion publique, expansion territoriale, pied-à-terre de support militaire stratégique, recrutement et financement du terrorisme, contrebande de tous genres y compris la traite des êtres humains, la drogue et les armes.
Faut-il s’étonner si à force de démagogie et de matraquage médiatique, de jeunes paumés poignardent des agents de la garde nationale, pensant gagner le paradis et ses houris en massacrant leurs concitoyens, comme c’est arrivé dimanche 6 septembre aux environs de la ville touristique de Sousse, tristement célèbre pour d’autres attaques de ce genre il y a quelques années.
Abdelouadoud El Omrani
Conseiller d’Etat, expert culturel international