Aujourd’hui ça fait 10 ans.
Dix ans que tu traines sur mon bureau, toi, la place de concert de mon groupe préféré qui devait se tenir au Bataclan, le surlendemain des attentats.
Comme la plupart des francais, je me souviens comme si c’était hier de ce que je faisait au moment où les infos ont commencé à tomber, ce vendredi soir là.
Même si c’était il y 10 ans, je me souviens de la couleur de mon sac de voyage, ouvert, posé sur le bureau.
De celle du sweat à capuche sur le haut de la pile à l’intérieur…
Et la stupeur.
La fêlure thoracique. Le cœur qui se brise.
La pensée automatique « dans cette salle ça aurait pu être moi ». À deux jours près.
Et la douleur de toutes les vraies victimes, leur terreur, leur sidération qui t’envahis au fur et à mesure que s’égrainent les images dans ta rétine, tout le long de la soirée.
Pour ceux qui n’étaient pas sur place mais sont traumatisés à distance, on parle parfois de traumatisme vicariant. Mais pour moi ce n’était pas le cas. Parce que des morts, malgré mon jeune âge, j’en avait vu tellement, déjà…
Alors ce déchirement là, ce n’était pas tant celui d’assister impuissante à la douleur des autres que celui du psychotraumatisme complexe - le TSPTc - qui t’éclate à la tronche. Comme une bombe.
Les tirs de kalash qui rappellent un coup de fusil. Les corps sur les terrasses qui réveillent un corps étendu depuis des décennies dans son cercueil, celui de ton père. Ou encore les images saccadées de la TV qui te renvoient celle d’un patient isolé, exclut de cette société, que tu n’as découvert gisant dans son appartement que plusieurs jours après son dernier souffle...
L’odeur de la mort qui plane dans ta vie depuis toujours et qui t’envahis les narines d’un coup, sans prévenir, alors que tu chancelles devant cet écran blafard, seule au milieu de ton salon propret, empli de bougies parfumées.
Alors j’ai secoué la tête, passé les jours suivant à chasser les démons en pensant à ceux dont les balles ont transpercé la chair, pour de vrai. Compris immédiatement que la presse n’allait pas traiter de ça, du TSPT. Eu la nausée en voyant les caméras collées au visage des rescapés, à peine sortis de la fosse et déjà braqués, à nouveau.
J’ai repensé à la rédaction de Charlie, quelques mois auparavant aussi. Au reportage de zone interdite « Dans l’enfer des urgences psychiatriques » dans lequel on me voit en blouse blanche, adossée contre un mur du service dans lequel je bossais, soupirer, comme par anticipation devant tant de nullité, quelques années plus tôt.
Et toutes ces pensées là, ce soir là, ça a été la goutte de trop. Alors j’ai tout plaqué. L’appart au bord de la mer, la fac de psycho que je venais de reprendre. Je suis partie à des centaines de kilomètres, investir un nouveau bureau sur lequel, toi, ma place de concert tu resteras malgré tout.
J’ai repris le boîtier, le stylo, le micro, espérant changer le monde autant que changer de vie. Sur les bancs d’une école de journalisme.
Évidemment le sort est taquin et c’était sans compter sur les gilets jaunes, couvrir les « actes » chaque samedi, les menaces de mort d’un baceux, le doxing des fachos en ligne, les violences policières et les membres arrachés de manifestants auxquels j’assisterai pendant mes études et qui viendront alimenter les réflexions de mon mémoire autant que mon psychotrauma.
Et surtout l’adrénaline… Comme une drogue. Certains prétendent encore qu’on « s’habitue » à vivre ce type de violence dans ce métier… Elles deviennent juste si quotidiennes qu’on fini par ne plus les voir parce qu’on est des junkies dopés à l’adré.
Et à la vantardise sur nos faits d’armes, le soir à l’apéro, avec les collègues.
Et puis deux ans après, il y a eu #metoo.
La prise de conscience de faire partie du « tas ». De ce tas de femmes écrasées par le poids du patriarcat et ayant vécu des choses encore innommables à cette époque là. Et depuis l’enfance.
Le vertige. Encore.
Le silence qui s’estompe peu à peu.
Le vertige, puis le silence.
Et de moins en moins le silence.
Au quotidien donner la parole à ceux qui ont survécu. Ou qui survivent plutôt. Encore un peu… Oh Fred. Cher Fred. Flutain que cette vie est chienne des fois.
Recueillir des témoignages qui viennent faire écho à mes propres douleurs informulées, puis sombrer. Peu à peu…
Toujours plus profond. Toujours plus dans le noir.
Mais quand on est journaliste chasser les fantômes et naviguer dans la nuit ça fait partie du taf. Souvent tu te choisis un problème bien localisé, cadré, pour mieux occulter le hors champ. Au début, quand j’ai commencé à avoir peur des pigeons qui passaient en vollant au dessus de ma tête, j’ai cru qu’il me suffirait d’éviter les gens armés et le bruit des LBD. Puis que j’évite les pétards. Puis il y a fallu que j’arrête de couvrir les manifs tout court. Puis de me rendre dans les fêtes foraines.… Puis dans n’importe quel rassemblements public.
Mais souvent tant que tu ne finis pas en PLS, scotchée pendant d’interminables journées à ton canapé, tu refuses de le voir. Le vrai problème. Ce maudit trauma complexe qui a dans la java dans ton myocarde et pendant qu’il flingue des parties de ton cerveau.
Moi, il a fallu un deuxième confinement, que je me retrouve à nouveau enfermée avec ce conjoint que je refusais de voir violent et mes premières (et dernières) idées noires, un soir de novembre 2020, pour que j’entende enfin l’alarme.
Moi, la meuf la plus optimiste, enjouée et hyper active de la terre. Moi qui avait parcouru les 4 coins du globe, incapable de bouger, d’éprouver la moindre satisfaction et ne voyant plus une seule raison d’espérer..!
J’étais en train de me perdre.
Me perdre dans une nouvelle maison idyllique, que j’avais moi même choisie. Me perdre alors que je venais de revenir près de mes proches, dans ma chère région d’origine. Me perdre alors que j’étais en train d’aboutir à la carrière dont j’avais toujours rêvé.
Et sur mon nouveau bureau, épinglé sur le tableau, t’étais toujours là, toi… Mon petit bout de papier. Ma place. La B.O de ma vie. Toi, et ce groupe qui me fait chanter à gorge déployée chaque jour depuis mes 16 ou 17 ans.
Alors ce soir de novembre là, quand je t’ai vue, j’ai compris. Compris qu’il était enfin temps d’appeler à l’aide et de poser tout ça à plat.
Ma chance inouïe dans tout ça, ça a été d’avoir bossé en psy pendant 15 ans, de savoir ce que j’avais et à quelle porte aller frapper dans le désastre que connaît la psychoatrie actuelle.
Car entre savoir et accepter il y a un gouffre dans lequel on peut vite se retrouver aspiré. Mais quand, en plus, tu dois te confronter aux murs et à la rigidité administrative, aux portes fermées des services surchargés ou à l’absence d’écoute et d’empathie de professionnels usés et en souffrance, se relever peut sembler tenir du miracle.
Ça ne l’est pas. Mais ça peut le sembler. Vraiment.
Ce qui m’a sauvée c’est de connaître la réalité de ce qui soigne ou pas et mes années passées à étudier la santé. Pas de thérapie farfelue, pas de blabla, du concret. Fondé sur la science.
Ce qui m’a sauvée, c’est d’avoir su quel service solliciter parmi des dizaines d’autres qui m’auraient menée dans le mur. De connaître la maison du dedans, le labyrinthe par cœur.
Ce qui m’a sauvée c’est de connaître les codes, les mots adaptés pour décrire ce qui m’arrivait et que le centre ressource en psychotrauma que j’ai sollicité puisse me proposer une prise en charge adaptée dans des délais raisonnables.
Ce qui m’a sauvée c’est quelques mois d’antidépresseur, deux fois 6 mois d’EMDR et surtout de rencontrer une psychiatre formée qui a su m’amener à travailler sur mes traumatises sans re-traumatisation.
Car je n’en ai rencontré que trop des frères et sœurs d’âmes abandonnés à la rue avec des plaies béantes, à vif comme si c’était hier, car des charlatans les avaient réouvertes.
Ce qui m’a sauvée c’est de comprendre qu’on ne peut pas pleinement soigner son psychotrauma tant qu’on est en situation de danger... d’accepter et de pouvoir prendre ce temps.
Ce qui m’a sauvée c’est d’avoir un métier stable et correctement rémunéré me permettant de me mettre rapidement en sécurité matérielle. De travailler dans une équipe qui n’a jamais fait peser la moindre culpabilité sur moi quand il a fallu que je m’arrête.
Ce qui m’a sauvée, c’est l’amour et le soutien de mes proches. Des vrais. Ma mère, ma sœur, mes meilleurs potes…
Surtout quand j’ai commencé à parler.
Car on ne dira jamais assez à quel point c’est l’écoute et la compréhension qui soignent. Au moins autant que tout le reste.
Ce qui m’a sauvée c’est l’amour, l’art, la poésie. Avoir un chez moi qui soit mon « lieu sûr » quand tout le reste paraissait trop hostile. Pouvoir créer, exprimer, exposer…
Et après quelques années pouvoir me réaventurer à Londres, bien entourée, pour voir mon groupe préféré jouer en live. Et respirer. Enfin. Ca c’était en juin dernier.
Ce qui m’a sauvée ce n’est pas un miracle, non. Ni de la chance. Même si j’ai mis longtemps à le comprendre.
Ce qui m’a sauvée ce n’est ni plus ni moins que du patrimoine économique, social et culturel. Du politique en somme.
Si j’ai survécu à ce qui aurait pu - voir du - tuer à peu près n’importe qui sur cette fichue planète, c’est juste parce que je fais partie des privilégiés bien que je sois une femme métisse.
Alors quand je regarde cette place de concert, 10 ans après que ce TSPTc m’ai éclaté à la tronche, alors que je suis enfin guérie et que je m’apprête à la ranger dans une boîte, je voudrais formuler un vœu.
Celui que chaque 13/11 ou chaque 15/11, peu importe, soit dédié à notre conscience collective du fait que le psychotrauma - comme le suicide et quasiment tous les problèmes de santé mentale - est un sujet politique.
Éminemment politique.
Et qu’il est de notre responsabilité à toutes et tous d’arrêter de faire, de dire ou d’écrire n’importe quoi à ce sujet.
Cher confrères et consœurs journalistes, responsabilisez vous. Que les journalistes ne soient même pas cités parmi les professionnels de première ligne dans la directive interministérielle d’aide aux victimes d’attentats, me sidère. Et l’absence totale de réactions à cette omission, de l’ensemble de la profession, encore plus.
Mais si ce n’était que ça…
Dans l’immense majorité des cas, quand vous parlez de « Santé mentale » votre travail n’est pas à la hauteur de l’enjeu. Vous parlez sans savoir de quoi vous parlez, sans être formés et sans aucun recul. Vous traitez ce sujet avec autant de frivolité que s’il s’agissait de la confection de bottes fourrées dans le JT de 13h. Dans le moins pire des cas votre travail est inutile. Dans le pire il tue. Et je n’exagère pas. Il tue. À commencer par vous même…
Chers professionnels de santé. Lisez le paragraphe précédent à destination des journalistes et remplacez les bottes fourrées par un panaris. Après près de 20 ans à vous côtoyer quotidiennement, je suis au regret de vous dire que cela vaut malheureusement pour beaucoup trop d’entre vous…
À nos dirigeants, même traitement.
On vous voit. Alors à quoi bon décréter la « Santé mentale » grande cause nationale alors que vous ne savez même pas ce que c’est.
Vos existences même, bien au delà de vos carrières, sont la démonstration du fait que vous ne vous en souciez guerre.
A glorifier l’épuisement, la compétitivité à outrance et la violence jusque dans la communication, cela ne laisse que peu d’illusions.
Et ce n’est rien compte tenu de ce que vos exercices successifs on fait subir depuis des décennies à ce qui fut jadis le meilleur système de santé au monde.
Alors ne vous leurrez pas, ceux qui la chérissent vraiment cette bien intangible santé mentale, souvent car ils sont les premiers à chercher à la retrouver, que ce soit pour eux mêmes ou pour leurs proches, ne sont pas dupes. Et nous ne vous pardonneront pas votre inertie.
A force de compter nos morts et nos mortes, de la précarité, de la rue, du manque de soins, du sexisme, du racisme ou des conséquences de nos traumas, viendra bien un jour l’heure du bilan comptable. Et il pourrait bien vous exploser à la gueule celui là.
A mes frères et sœurs d’âme enfin,
car c’est bien à vous qu’est réellement dédié cette lettre depuis le début, je ne vous souhaite que de la douceur. Car plus que jamais, j’ai la certitude que ce n’est que par elle qu’on se sauve et qu’on sauvera le monde.
De la douceur pour nos corps dont la mémoire est encore parfois trop à vif. De la douceur pour nos pensées qui tentent tant bien que mal de se réorganiser. De la douceur pour nos vies qui reprendront un jour leur cours. Jamais comme hier. A un prix bien trop cher. Mais parfois avec beaucoup plus de conscience…
De conscience de l’importance du temps que l’on accorde à nos vies et à la qualité du lien qui nous unis à nos proches.
Faute de pouvoir vous l’assurer, je ne suis ni voyante ni menteuse, à minima je vous le souhaite de tout cœur et vous en garanti l’existence : l’avenir peut être heureux. Aujourd’hui, je suis officiellement guerrie.
Et si ce n’est déjà fait, un jour vous aussi vous décollerez l’étiquette de victime, collée sur votre poitrine, pour la ranger dans un tiroir.
Alors en glissant dans ma boîte à trésor cette place de concert du Bataclan, qui traîne sur mon bureau depuis tout ce temps, tout ce que je nous souhaite c’est : « espérons pas dans 10 ans... ».
La vie est trop précieuse pour ça.
Douceur sur vos cœurs.s