Bernard-Henri Levy,
Moi qui ne suis qu’un fils de l’homme et de la femme qui m’ont engendré et mis au monde, je m’adresse à toi, « l’homme libre descendant d’une des plus anciennes tribus du monde ».
Comment résister à ce désir ardent qui s’empare de tant de personnes à travers le monde, à cette soif inextinguible de paroles de vérité et à cette faim d’actes de justice, toutes ces vertus que ta tribu cherche depuis si longtemps, et pour laquelle elle s’est déjà perdue, desséchée puis retrouvée, combien de fois dans combien de déserts ?
C’est donc un fils de l’Homme qui prend sa plume ce soir, pour parler à un autre homme prénommé Bernard-Henri, celui que tu connais si bien.
Cette adresse en forme de lettre offerte à tous les yeux qui voudront bien la lire, n’appelle pas de réponse de ta part, Bernard : il ne s’agit ici que du sifflement de la soupape de sécurité de ma modeste cocotte personnelle. Si le bruit et l’odeur qui s’en échappent t’incommodent, ferme juste cette fenêtre, et passe le chemin qui est le tien.
Mais avant de te rendre à tes nombreuses et prenantes occupations, j’aimerais pouvoir te dire deux ou trois choses que je pense de toi, et des paroles et des actes que tu donnes si généreusement à voir au monde. Ce monde qui a l’air à peine suffisamment grand pour toi et tes aventures de philosophe-guerrier, je pousse ici l’immodestie jusqu’à vouloir parler en son nom pour te répondre, et le simple fantassin de seconde classe aura ce soir l’audace de s’adresser au général qui a vaincu le mal libyen, armé de sa seule voix et coiffé de sa plus belle plume, accompagné de ses seuls carnets de bord, de vol, de chèques, et des puissants contacts de son bottin mondain.
L’autre soir, j’ai lu les mots flamboyants que tu as prononcés sous les oriflammes déployées par les vainqueurs :
« Il n’y a pas un juif au monde qui, du Bangladesh à la Bosnie, de l’Afghanistan au Darfour et, maintenant, à la Libye, de la fondation de SOS Racisme en France, à la lutte contre l’islamisme radical sur l’ensemble de la planète, aura autant fait pour les musulmans du monde ».
Oui tu as triomphé, toi le commandant en chef, toi le représentant des juifs et successeur autoproclamé des Pères, des Sages et des Justes qui t’ont précédé sur cette terre, et maintenant que tu as gagné, tu cries au monde entier de célébrer ta victoire…
Mais est-elle vraiment totale, cette victoire que tu as offerte au Grand Ignorant, celui que tu sers avec une grandeur d’âme et un dévouement dignes d’un Aristote enseignant l’éthique à Nicomaque ?
Je me permets humblement d’en douter, car même si tu es revenu avec comme trophée ton ennemi déclaré planté au bout d’une pique, et que le monde stupéfait a pu voir exposée la dépouille d’un fou transformé en pantin, as-tu pris le temps, avant de rentrer de ta campagne, de visiter d’autres choses que les ruines fumantes de tes champs de bataille ?
Es-tu allé te recueillir sur les fosses des victimes ?..
Connais-tu tous leurs noms ? Ou au moins, connais-tu leur nombre ?..
Es-tu allé parler aux veuves et aux orphelins abandonnés des cieux ?..
As-tu prié pour eux ou pour toi ?...
Et qui as-tu prié ce jour-là ?..
Si tu l’as fait, était-ce pour te faire pardonner toutes ces coquilles vides et écrasées que tes pas de géant ont laissées derrière eux ?..
Je l’espère sincèrement pour toi, Bernard-Henri, car tu ne peux ignorer ce que l’Etat français a fait là-bas, et comment depuis des années, au nom du souverain peuple français, il a œuvré dans l’ombre pour doter ton futur ennemi mortel d’une puissance et d’une protection sans pareilles, offertes sur ce même plateau qui te sert aujourd’hui à jouer les Judith exhibant le fruit de son sacrifice.
Tu sais aussi, j’en suis certain, ce que le maître de l’OTAN fait en ce moment-même du côté d’Israël, cette fière et jeune nation, ce nouveau monde de paix et havre pour tant d’anciens damnés et de déshérités.
Tu nous a montré ce que tu es capable d’accomplir seul, par la force des mots et des idées que tu défends, et c’est un succès éclatant, tellement éblouissant qu’on se demande ce qui pourrait t’arrêter en si bon chemin, toi le Juif errant de par le monde dans tes avions de combat.
Une fois que tu auras fini de contempler la splendeur des ruines de Benghazi, de savourer la défaite de l’obscurité sous les feux des lumières brûlantes comme des éclairs, et d’accrocher aux murs de l’Histoire tes portraits en pied destinés à la postérité, alors demande-toi ce que tu vas pouvoir faire de mieux et de meilleur encore, pour ce monde en détresse que tu rêves de voir en liesse plutôt qu’en laisse.
Réfléchis Bernard-Henri, et prend ton temps. Même si tu as pris celui de tant d’innocents que tu ne reverras jamais, tu as encore le temps de songer et de réfléchir, comme tous ces miroirs où se mirent les reflets argentés de tes tempes grisonnantes. Quelle chance.
Cherche, et tu trouveras.
Demande, et il te sera répondu.
Donne-toi, et il te sera rendu au centuple.