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Une traversée artistique au MuMa
Au Havre, face à l’océan, le Musée d’art moderne André Malraux nous invite à larguer les amarres.Avec Paquebots, 1913-1942 : une esthétique transatlantique, l’exposition nous entraîne dans un âge d’or révolu, celui où l’on traversait l’Atlantique dans des cathédrales de métal et de lumière, véritables manifestes du progrès et de la modernité.
Présentée il y a peu au Musée d’arts de Nantes, où elle avait rencontré un franc succès, l’exposition arrive dans la cité océane pour une édition légèrement revisitée, marquant deux anniversaires : les 90 ans du voyage inaugural du légendaire paquebot Normandie, et les 40 ans de la grande rétrospective qui lui a été consacrée en 1985.
À bord de ces géants des mers, l’art, la technique et le rêve voguaient de concert.Avant que l’avion ne réduise l’océan à quelques heures de vol, les paquebots offraient une immersion totale : architecture, design, photographie, mode, tout contribuait à faire de chaque traversée un moment inoubliable.
C’est ce monde foisonnant et raffiné que le MuMa nous propose de redécouvrir aujourd’hui : une incitation au voyage, au fil des arts et des imaginaires.
De l’émigration au voyage de luxe
Nés pour transporter courrier, marchandises et migrants, les paquebots français, notamment ceux de la Compagnie Générale Transatlantique (la célèbre French Line), vont peu à peu se transformer, au gré des bouleversements économiques et des mutations sociales.
Dans les années 1920, alors que les États-Unis ferment leurs frontières aux vagues migratoires, le voyage transatlantique change de nature : il devient un loisir réservé aux classes aisées, avides d’explorer de nouveaux horizons.
Le paquebot cesse d’être un simple véhicule pour devenir une véritable cité flottante, un monde en soi, où se déploient toutes les facettes de l’art moderne.
Le Normandie, fleuron de l'élégance française
Parmi tous les navires de cette épopée, le Normandie, lancé en 1935, incarne à lui seul l’apogée de ce rêve.
Conçu par l’ingénieur Vladimir Yourkevitch, doté d’une coque profilée inspirée des hydravions, le Normandie repousse toutes les limites : il est le plus rapide, le plus grand, le plus somptueux.
Long de 313 mètres, il est capable de transporter 2000 passagers dans un décor fastueux, digne des plus grands palaces.
À peine mis à l’eau, le Normandie s’élance dans une course effrénée contre le temps.
Son objectif : conquérir le Ruban Bleu, prestigieuse récompense décernée au navire ayant réalisé la traversée la plus rapide de l'Atlantique Nord.
En juin 1935, il réussit : 4 jours, 3 heures et 14 minutes entre Le Havre et New York. L’honneur français est sauf, face à la rivalité féroce du britannique Queen Mary.
Mais au-delà de ses performances, c’est par son esthétique que le Normandie fascine.
Fruit d’un subtil passage entre l'Art nouveau et l'Art déco, son aménagement intérieur réunit les plus grands noms : Jean Dupas signe les gigantesques fresques du grand salon ; Jean Dunand, Joseph-Paul Iribe et Gaston Priou habillent de laque, d’orfèvrerie et de mosaïques les couloirs et les suites.
À bord, tout invite à la beauté : fauteuils design d'Eileen Gray, services d'orfèvrerie Christofle, céramiques de Robert Lallemant.
Chaque détail incarne l’élégance d'une France qui veut, malgré la crise mondiale, continuer à rayonner sur la scène internationale.
Le Normandie n’est pas un simple navire : c’est une œuvre d’art, un symbole flottant du luxe à la française.
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La photographie, un nouvel œil sur le monde
La construction de ces géants attire aussi une génération de photographes, fascinés par l’ampleur des chantiers navals.
Grâce aux innovations techniques, les appareils deviennent plus maniables, ouvrant la voie à un nouveau courant artistique : la Nouvelle Vision. Née en Allemagne et influencée par le Bauhaus, cette approche invite à jouer sur les angles extrêmes, les contre-plongées, les détails fragmentés pour révéler la beauté cachée des structures industrielles.
Des photographes comme Walker Evans, François Kollar, François Tuefferd, Roger Schall ou Charles Sheeler transforment ainsi les paquebots en sculptures abstraites.
Les hélices monumentales, les cheminées fuselées, les silhouettes d’acier riveté deviennent autant de signes graphiques, presque irréels. Le paquebot, dans leur regard, n'est plus seulement un navire : c'est une vision moderne du monde.
Publicité et affiches : la conquête par l’image
Dans cette ère de vitesse et de progrès, l’image devient essentielle pour séduire le public.
C’est l’époque florissante de l’affiche publicitaire, portée par des artistes comme Paul Colin, Jean-Louis Chancel, Jean Auvigné et surtout A.M. Cassandre.
Ce dernier, avec ses compositions géométriques et ses typographies audacieuses, révolutionne le graphisme. Son affiche du Normandie, où la proue du navire surgit comme une flèche, devient l'icône d'un monde en mouvement.
Inspirées des avant-gardes, ces créations graphiques marquent l’émergence d’une culture de la publicité, où l’art visuel façonne de nouveaux rêves de modernité.
À bord : théâtre social et création artistique
À bord, la traversée devient une scène sociale. Le jour, le sportswear s'impose pour les promenades sur le pont ; le soir, smokings, robes longues et bijoux signent l’élégance des bals et des dîners.
Lors de la croisière inaugurale du Normandie, Jeanne Lanvin organise un défilé de mode, tandis que les photographies élégantes de Jean Moral nous offrent un avant-goût du luxe et de la volupté.
La mode et le voyage fusionnent, et l’univers des croisières s'affiche dans les magazines, nourrissant l’envie d’ailleurs et de raffinement.
Mais derrière le vernis du luxe, une autre réalité se dessine : celle d’une traversée à plusieurs vitesses.
Si les passagers de première classe profitaient de cabines somptueuses, de salons dorés et de promenades en pont découvert, ceux de troisième classe voyageaient dans des dortoirs exigus, sans véritable intimité ni accès aux espaces communs les plus agréables.
Tout, à bord, était pensé pour séparer les classes sociales : de la disposition des cabines aux itinéraires autorisés sur le navire. En somme, les inégalités du monde à terre embarquaient elles aussi, bien ancrées, sur les flots.
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Écrire la mer, filmer l’ailleurs
La mer, ses promesses et ses traversées inspirent aussi les poètes : Jean Cocteau, Fernando Pessoa, Paul Morand, Saint-John Perse, Blaise Cendrars prêtent leur voix à cette odyssée.
À travers leurs textes, disséminés dans l’exposition, ils racontent l’attente du départ, l’exil, la mélancolie des horizons fuyants.
Et lorsque la guerre approche, l’exil devient réel : Marcel Duchamp, traversant l’Atlantique à bord des grands liners, emporte son art dans une valise. Sa fameuse Boîte-en-valise capture cette idée que l’œuvre peut vivre partout, même dans l’incertitude.
Le cinéma aussi s’invite dans cette aventure transatlantique : La Mélodie du Monde de Walter Ruttmann, ou Elle et Lui de Leo McCarey avec Irène Dunn et Charles Boyer en vedette, témoignent de la place du paquebot dans l’imaginaire collectif.
French Lines, mémoire vivante de l’aventure maritime
Aujourd'hui encore, l'esprit de la French Line continue de vivre grâce à French Lines & Compagnies, établissement culturel public dédié à la préservation du patrimoine maritime français.
Basé au Havre, il conserve les archives de toutes les compagnies maritimes françaises actives entre 1860 et 1980 : sept kilomètres d'archives, 32 000 objets, 80 000 photographies.
L’exposition du MuMa s’appuie ainsi sur cette mémoire précieuse : mobilier, affiches, photographies, objets d'art et souvenirs d’époque, témoignant de l’ingéniosité, de la créativité et de l’audace d’un monde disparu.
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Le dernier voyage
Quand le Normandie s’embrase dans le port de New York en février 1942, ce n’est pas seulement un paquebot qui s’effondre. C’est toute une vision du monde, celle de l’élan moderne, de la beauté conquérante, du rêve d’ailleurs, qui sombre avec lui.
Après la guerre, l’avion s’impose, rapide, fonctionnel.
Le temps des longues traversées élégantes appartient désormais à l’histoire, et au souvenir rêvé d’une époque.
Un voyage artistique... et vivant jusqu’au bout
Petite confidence pour les passionnés d’art : un tableau exceptionnel de Francis Picabia, Danseuse étoile sur un Transatlantique, devait initialement prendre place dans l’exposition. Malheureusement, l’œuvre n’a pas pu être prêtée.
Un regret pour les commissaires, Adeline Collange-Perugi (Musée d’arts de Nantes), Sophie Lévy (ancienne directrice du Musée d’arts de Nantes) et Clémence Poivet-Ducroix (MuMa, Le Havre), tant cette toile aurait incarné à merveille l’esprit de fête qui régnait alors sur ces hôtels de luxe flottants.
Mais l’exposition ne s’arrête pas aux cimaises : pour prolonger l’évasion, le MuMa propose aussi des conférences, des ateliers pour petits et grands, et des concerts inspirés des musiques de l’époque.
De quoi transformer cette traversée artistique en une véritable expérience sensorielle et culturelle, où l’on navigue entre passé et modernité, rêve et histoire.
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Informations pratiques
Dates : du 26 avril au 21 septembre 2025
Lieu : MuMa – Musée d’art moderne André Malraux, 2 Boulevard Clemenceau, Le Havre
Horaires : tous les jours sauf le mardi, de 11h à 18h
Tarifs : Plein tarif : 10 €