Le quartier est vide ou presque. De nombreux rideaux sont tirés, les vitrines vides, et l’activité commerciale semble s’être ralentie. Les jeunes, eux, sont partis ailleurs. Vers d’autres lieux plus “tendance” ? Peut-être.
Mais au fil de mon voyage, Jeonju, Damyang, Yeosu, je croise les mêmes rues moins fréquentées, les mêmes façades éteintes. Une impression tenace : quelque chose se grippe.
À force de déambuler dans ces rues, j’ai même enrichi mon vocabulaire coréen de nouveaux mots : 임대 (imdae), « à louer », 매매 (maemae), « achat/vente ». Ils s’affichent partout, placardés sur les devantures de ces commerces fermés. Une présence discrète mais répétée, qui en dit long sur l’état du tissu commercial local.

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Sous les néons, les fermetures
Et ce n’est pas qu’une impression. En mai 2025, les exportations sud-coréennes ont chuté de 1,3 %, tirées vers le bas par des baisses significatives vers la Chine (-8,4 %) et les États-Unis (-8,1 %). Les tensions commerciales, les hausses de tarifs douaniers, la relocalisation industrielle voulue par Washington : tout cela fragilise le modèle coréen, fondé sur l’export.
Dans les villes que j’ai traversées, ce ne sont pas les usines de Samsung ou les showrooms de Hyundai qui ferment. Ce sont les restaurants familiaux, les boutiques de fringues, les cafés ouverts par des trentenaires enthousiastes. En un an, les demandes de fermeture de petits commerces ont augmenté de plus de 64 %. Le nombre de travailleurs indépendants a baissé, pour tomber à 5,615 millions en avril. Le rêve entrepreneurial vacille.
La Corée du Sud fait aussi face à d’autres difficultés : la croissance ralentit, le pays sort d’une crise politique tendue, et l’endettement intérieur reste élevé. La situation est loin d’être idéale. Pourtant, le pays garde des bases solides : une industrie forte, un bon niveau d’éducation, une vraie capacité d’innovation. Il tente, tant bien que mal, de s’adapter.
Le poids écrasant des chaebols
Mais la crise n’est pas seulement conjoncturelle. Elle est aussi structurelle. Elle s’appelle : chaebol.
Ces conglomérats géants, Samsung, LG, Hyundai, Lotte, SK… contrôlent près de 80 % de l’économie du pays. Leur pouvoir est tel qu’ils produisent, vendent, financent, assurent, nourrissent, logent et divertissent la population coréenne. Ils disposent de leurs propres banques, chaînes de distribution, sociétés d’assurance, écoles, hôpitaux parfois. Le citoyen coréen vit, sans toujours le savoir, dans un écosystème intégralement piloté par une poignée de familles industrielles.
Ce modèle, autrefois moteur de la croissance fulgurante de la Corée, est aujourd’hui un frein pour les indépendants, les start-ups, les commerçants.
Ouvrir un café face à une chaîne détenue par Lotte ? Mission quasi impossible. Lancer une marque de fringues dans un mall saturé par les marques détenues par Cheil Industries, filiale de Samsung ? Bonne chance.
Ce monopole informel, toléré voire encouragé par les gouvernements successifs, asphyxie les marges de l’économie, crée des distorsions massives et empêche toute réelle diversification.
Alors que la campagne présidentielle vient de s’achever, aucun candidat n’a osé remettre en cause la structure même du modèle économique sud-coréen. Les chaebols, malgré les critiques, restent des piliers de l’économie et des acteurs influents de la vie politique.

Une jeunesse désenchantée
Dans ce contexte, difficile de s’étonner de la fatigue ambiante. La jeunesse, qui rêve souvent d’émancipation par l’entreprise ou la culture, se heurte à une réalité verrouillée. Le prix des loyers, la concurrence déloyale, la dette étudiante, le coût de la vie à Séoul, la précarité généralisée… Résultat : beaucoup quittent les villes secondaires, rêvent d’expatriation ou renoncent tout simplement. N’oublions pas que la Corée du Sud enregistre l’un des taux de suicide les plus élevés au monde, notamment chez les jeunes.
Et maintenant ?
Le gouvernement a bien promis un soutien aux petits commerces : un budget de 15 milliards de wons a été débloqué.
Mais est-ce suffisant face à une machine aussi bien huilée que les chaebols ? Peut-on réellement revitaliser les commerces de quartier et les villes moyennes sans repenser en profondeur l’équilibre des forces économiques ?
La Corée du Sud a traversé bien des crises, et chaque fois, elle a su se relever. En parcourant ses villes aujourd’hui, je me demande : saura-t-elle, une fois encore, rebondir autrement que par ses grands groupes ?
L’équilibre semble fragile, mais rien n’empêche qu’un nouveau souffle émerge, peut-être d’ailleurs, peut-être d’en bas, pour faire vivre ce modèle de développement que beaucoup continuent de lui envier.