Certains captaient les soubresauts de notre époque, crises climatiques, luttes sociales, identités fragmentées, d’autres offraient des échappées poétiques, des parenthèses d’âme.
Une chose est sûre : Jeonju continue de faire du cinéma un miroir tendu à notre humanité.
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Voici quelques-uns des films qui m’ont marquée.
Pink Moon de Yoon Han-seok
Un documentaire puissant sur Yun Suknam, pionnière de l’art féministe en Corée du Sud. À 40 ans, cette femme étouffée par sa vie de femme au foyer choisit enfin l’art. Depuis, elle n’a jamais cessé de créer. Ses installations de bois, ses portraits de femmes combattantes effacées par l’histoire, ses séries sur les chiens abandonnés : autant d’actes politiques sculptés et peints. Pink Moon retrace son chemin, mais aussi l’histoire méconnue d’un féminisme coréen ancré dans les luttes contre les dictatures et l’oppression patriarcale. Une œuvre à découvrir.
Shiso de Kim Rihyang
Comme la caresse d’une feuille froissée, le film nous entraîne sur les traces des Zainichi, ces Coréens installés au Japon avant 1945, et pourtant restés étrangers des deux côtés de la mer. La réalisatrice, en cultivant le shiso, une herbe japonaise voisine de la perilla coréenne mais au parfum singulier, explore ses propres racines et le trouble de l’identité. La mort de sa grand-mère devient le point de départ d’un voyage intérieur, suspendu entre deux pays, deux cultures, deux silences. Un film sensible, pudique, à l’image de son motif végétal : familier et pourtant toujours un peu autre.
3670 de Park Joonho
Je n’ai pas pu voir ce film, complet à chaque séance. Mais son sujet m’a bouleversée. Il s’agit du parcours de Cheoljun, réfugié nord-coréen et homosexuel. En Corée du Sud, il découvre son identité, navigue entre la communauté des transfuges et celle des jeunes gays nés comme lui en 1997. Le film esquive les clichés victimaires pour montrer, avec tact, une quête de soi entre deux marginalités. Une chronique douce-amère de l’exil intérieur.
Tell Me That You Love Me de Kim Jho Gwang-soo
Un romcom queer sans fard. Rencontre fortuite autour d’un vieil appareil photo, engueulades affectueuses, premiers émois, discussion sur le VIH… Rien n’est éludé. Mais ce qui frappe ici, c’est la fraîcheur, la tendresse du regard posé sur l’amour entre deux hommes. Une histoire simple, bien jouée, touchante, portée par deux jeunes acteurs prometteurs. Comme un bonbon acidulé qui laisse un goût d’émotion en bouche.
Sumbisori de Lee Eunjung
Retour à Jeju, l’île des femmes-plongeuses. Trois générations de femmes confrontées à la transmission, à la mémoire, à l’amour. Haejin, la plus jeune, a quitté Séoul et choisit de devenir haenyeo malgré les réticences de sa mère et les souffrances de sa grand-mère. Mais ici, pas de pathos : la mer, les chants, les liens entre femmes réparent les blessures. Un film généreux, sensible, qui donne envie de respirer profondément. Le bruit de la mer, ici, soigne.
Always de Chen Deming
Un bijou chinois d’une beauté grave. Always suit Gong Youbin, garçon des montagnes du Hunan, élevé par son père manchot et ses grands-parents. La poésie devient pour lui un exutoire : il écrit sur la solitude, la mort, l’absence. Les saisons passent, les couleurs changent, les silences s’installent. Ses poèmes ainsi que ceux de ses camarades de classe, s’incrustent dans les images, entre documentaire et fable. Plus tard, l’enfant devient adulte… et cesse d’écrire. Le réel a eu raison de sa voix intérieure. Ce film est une méditation visuelle, un hommage discret à la beauté des mots et à la contemplation de l’être. Le documentaire a été sélectionné pour le Grand Prix dans la catégorie Compétition internationale.
A New Dawn de Priscila Padilla
Et si l’après-guerre était plus brutal que la guerre elle-même ? Des femmes des FARC, anciennement combattantes, tentent de reconstruire une vie après la paix. Mais comment faire société quand on n’a connu que la jungle, les armes, les idéaux ? La réalisatrice part à la recherche d’une amie d’enfance enrôlée dans la guérilla alors qu’elle n’avait que 11 ans, comme nombre de ses congénères. Elle filme des trajectoires cabossées, des espoirs maigres, des corps marqués. On y croise Ingrid Betancourt témoignant devant la juridiction chargée de juger les crimes commis par les Farc. Un documentaire salutaire sur la mémoire, la réinvention, et la solitude du retour.
In the Land of Machines de Kim Okyoung
Un documentaire qui vous serre la gorge. À travers les poèmes de migrants népalais travaillant en Corée du Sud, ce film décrit une réalité que l’on préfère souvent occulter. Ce ne sont pas que des “mains d’œuvre”, ce sont des vies. Des poèmes récités à voix basse, entre deux machines, racontent l’humiliation, la fatigue, la perte. Loin du pathos, In the Land of Machines utilise la poésie comme un scalpel pour décortiquer la violence ordinaire d’une société sud-coréenne robotisée où l’humain pourrait, peu à peu, s’effacer. On sort de là secoué. Et troublé.
Hors-écran : les à-côtés du festival
Ce que j’aime à Jeonju, ce sont aussi les rencontres. Les débats après les films. L’exposition “100 films 100 affiches” où le graphisme se mêle au septième art pour mieux réinterpréter les récits. Les hommages aussi, à François Truffaut, à Jacques Demy, à Nikki de Saint-Phalle et Raymond Depardon. La France, cette année encore, a eu droit à sa révérence.
Ce que le Jiff nous dit
Cette année, une section “Again, Towards Democracy” explorait les fissures démocratiques dans le monde, du Brésil à la Corée. Une autre revisitait le cinéma Sud-coréen des années 1980. Et à travers le Jeonju Cinema Project, le festival soutenait encore les films indépendants.
Il ne s’agit pas seulement de voir des films ici, mais de penser avec eux. De penser autrement. De penser ensemble. Le cinéma, à Jeonju, est un espace de lutte, de rêve et de transmission.
Je suis repartie repue d’images, d’histoires, de visages. Et déjà, je sais que je reviendrai.
À l’année prochaine, Jeonju.