Pour la première fois en France, une institution culturelle retrace en profondeur cette vaste entreprise d’exclusion et de persécution orchestrée par le régime hitlérien. Mais plus encore, elle réveille les consciences : ce que les nazis appelaient Entartete Kunst, l’art dégénéré, n’est pas une simple catégorie historique. C’est une mécanique de censure et de stigmatisation qui réapparaît aujourd’hui sous d’autres formes, dans d’autres langues, mais avec des ressorts troublants de familiarité.
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La mémoire des autodafés
En 1937, l’exposition Entartete Kunst à Munich marque un tournant dans la guerre idéologique menée par le régime nazi contre l’art moderne. Plus de 650 œuvres confisquées dans les musées allemands sont exposées dans une scénographie volontairement dégradante pour être livrées au mépris public. L’exposition est un succès morbide : elle attire deux millions de visiteurs en quelques mois. Le but ? Délégitimer l’art moderne, accusé de corrompre l’esprit allemand, de trahir les valeurs aryennes, de s’aligner sur des influences juives, bolchéviques, internationales. L’artiste devient ennemi de la nation.
Le parcours de l’exposition s’articule autour de trois grands axes : la race et la pureté, la purge des musées allemands et le commerce de l’art dégénéré. Il rappelle que dès 1933, les nazis entament une opération de nettoyage des musées allemands. Plus de 20 000 œuvres sont confisquées, 112 artistes interdits d’exposer ou d’enseigner, souvent contraints à l’exil, à la clandestinité ou à la mort.
Des chefs-d’œuvre sont livrés au pillage ou à la destruction : Métropolis (1916-1917) de, immense toile aux couleurs vives et à la composition chaotique, satire de la bourgeoisie et de la mécanisation de la vie urbaine. L’oeuvre sert d’affiche à l’exposition; Trois femmes (1908) d’Erich Heckel, figure clé du groupe Die Brücke, courant expressionniste allemand créé en 1905 ; Pourim (1916-1917) de Marc Chagall, dont les couleurs et les symboles juifs irritent le pouvoir nazi ; ou encore le Portrait d’homme (1929-1930) d’Hanns Ludwig Katz, intense et inquiet, miroir d’une humanité fragilisée.
Picasso est lui aussi visé : La Famille Soler (1903) et Livre, compotier et mandoline (1924), deux œuvres montrées dans l’exposition, illustrent son exploration moderne des formes et de la couleur.
D’autres peintres comme Emil Nolde – pourtant sympathisant nazi, voient leurs œuvres saisies : Nature morte avec statuette en bois (1911) témoigne d’une spiritualité païenne qui déplaît au régime. Paul Klee, avec Rythme des fenêtres (1912), propose un monde intérieur abstrait, poétique, aux antipodes du réalisme d’État.
Derrière chaque toile, une condamnation politique. Otto Dix, avec son Portrait du peintre Franz Radziwill (1934), capture l’ambiguïté d’un ami passé du modernisme au national-socialisme. Max Beckmann, dans Cabine de bain, montre des corps enfermés dans un espace oppressant. Vassily Kandinsky, avec Paysage avec cheminée d’usine (1910), peint une scène industrielle presque cosmique, incompatible avec le naturalisme nazi. Et Ernst Ludwig Kirchner, dans Rue à Berlin (1913), dépeint l’aliénation urbaine à travers des silhouettes déformées — un monde trop réel pour le totalitarisme.
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Une purge européenne, pas seulement allemande
Mais cette politique d’épuration artistique ne s’est pas arrêtée aux frontières du Reich. Cette confiscation des œuvres modernes s’est étendue à l’échelle européenne, notamment en France. Les nazis, avec la complicité de certains fonctionnaires ou collectionneurs, ont pillé systématiquement les musées français.
Le film Le Train de John Frankenheimer (1964), avec Burt Lancaster, Jeanne Moreau et Michel Simon, illustre avec acuité cette réalité. Le scénario s’inspire d’un fait authentique : en 1944, un train chargé de chefs-d’œuvre volés, Cézanne, Matisse, Picasso, est intercepté par la Résistance.
Ces œuvres d’art étaient destinées à être transférées en Allemagne, symbolisant un butin de guerre idéologique.
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Les parias du wokisme et de la cancel culture : une dérive contemporaine ?
De nos jours, ce ne sont plus seulement les œuvres qui sont invisibilisées, mais ce sont les mots, les pensées, et les présences que l’on évince. En France, défendre les droits des Palestiniens, soutenir le port du voile, critiquer la colonisation, dénoncer les abus policiers ou organiser des conférences avec des penseurs non conformes vous expose à l’accusation d’islamo-gauchisme. On s’indigne quand les artistes prennent position, qu’ils s’expriment sur Gaza, sur les droits des migrants ou sur d'autres sujets du débat public. Alors, on surveille, on coupe les budgets, on déprogramme des artistes, des spectacles, des films, on humilie, on blackliste.
Le terme de cancel culture est devenu un symbole de confrontation, retourné contre ceux et celles qui s’érigent contre les violences systémiques. Mais qui est véritablement mis au ban aujourd’hui ? Ceux qui pointent du doigt les injustices, ou ceux qui les commettent ? La réthorique de la menace "woke" paraît souvent n’être qu’un prétexte pour maintenir les hiérarchies existantes. Tout comme durant les années 1930, l’art ou les idées qui ne glorifient pas la patrie, la tradition, et l’ordre sont jugés avec méfiance.
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Aux États-Unis, la déferlante de la purge culturelle progresse
Le phénomène s'est institutionnalisé. Donald Trump a engagé une campagne virulente contre les arts et les universités. Les programmes DEI (Diversité, Équité, Inclusion) sont attaqués. Les étudiants pro-palestiniens sont fichés. L'architecture des édifices publics est remise en question. Des établissements comme le Kennedy Center sont ciblés pour leur supposé « gauchisme ».
C'est ici que l'histoire rejoint l'actualité. L'attaque envers l'art n'est jamais une simple question de divergences esthétiques. C'est une quête de purification, un désir de rétablir un ordre où la complexité, l'ambiguïté et l'altérité n'ont pas leur place. Comme l'a écrit George Orwell dans son essai La politique et la langue anglaise, publié en 1946 : « Le langage politique est conçu pour rendre les mensonges crédibles, le meurtre respectable et pour donner l'illusion de solidité à ce qui n'est que du vent. »
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L’art comme contre-pouvoir
Dans Les Blancs, pièce posthume de Lorraine Hansberry, une phrase claque comme un coup de fouet : « Il n’y a pas de neutralité dans un monde où l’on meurt pour avoir dit la vérité. » Elle pourrait servir d’épilogue à l’exposition. Car ce que nous rappelle cette traversée des ténèbres, c’est que l’art n’a jamais été un luxe, ni un simple ornement. Il est ligne de front, champ de bataille.
Et face à ce champ, chacun doit choisir : le confort de la soumission ou le risque de la liberté.
Le sculpteur Ernst Barlach, banni des institutions culturelles officielles du Reich, dès 1933, l’écrivait à son ami Reinhard Piper :
« Le bruit m’effraie ; au lieu de jubiler quand rugit le “Heil”, au lieu de lever le bras à la romaine, j’enfonce mon chapeau sur la tête. »
Ce petit geste, quasi imperceptible, devient un acte de résistance.
Aujourd’hui encore, à l’heure des injonctions à la conformité idéologique, aux censures masquées et aux suspicions sur toute pensée dissidente, refuser de suivre la masse, brandir un pinceau, élever la voix, poser une question, c’est proclamer la dignité du doute et la nécessité du courage.
L’exposition « L’art dégénéré. Le procès de l’art moderne sous le nazisme » est à découvrir au Musée Picasso à Paris, jusqu’au 25 mai 2025.