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Billet de blog 13 avril 2025

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Interview de Karine Barclais - Les défis du cinéma africain

Bientôt le Festival de Cannes (du 13 au 24 mai 2025), et pour cette occasion, je vous propose d’aller à la rencontre de Karine Barclais, fondatrice du Pavillon Afriques. À l’heure où la 6ᵉ édition de cette plateforme unique s’apprête à ouvrir ses portes, elle revient sur son engagement en faveur des cinémas d’Afrique et de sa diaspora.

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Entre défis technologiques, enjeux de diffusion, structuration des écosystèmes et rayonnement international, Karine Barclais partage sa vision d’un cinéma africain et diasporique en pleine affirmation.

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Karine Barclais © Pavillon Afriques 2025
  • Pour celles et ceux qui ne le connaissent pas encore, pouvez-vous nous présenter Pavillon Afriques, sa mission, et la manière dont il s’inscrit au sein du Festival de Cannes ?

Karine Barclais :

Depuis 2019, Pavillon Afriques est une plateforme de promotion du cinéma d’Afrique et de sa diaspora (le S à Afriques matérialisant la diaspora) au cœur même du Festival de Cannes. Pour visualiser, nous sommes dans l’une des tentes blanches emblématiques au sein du Village International.

Pendant 10 jours, nous y proposons masterclasses, ateliers, tables-rondes, présentations pays, projections bien sûr et bien d’autres activités. Cette année, nous lançons par exemple une session « Du livre à l’image » où éditeurs ou auteurs pourront pitcher devant des producteurs pour adapter leurs œuvres sur grand ou petit écran. 

  • Depuis sa création, comment Pavillon Afriques a-t-il été accueilli par les professionnels du cinéma, les festivaliers et les médias ? Le regard porté sur les cinémas d’Afrique et de la diaspora a-t-il changé selon vous ?

Karine Barclais :

Le succès a été immédiat auprès des professionnels car le besoin était là. Je me rappelle les larmes de l’édition inaugurale quand ils ne cessaient de répéter : « nous avons une maison à Cannes, nous avons une maison à Cannes, enfin ! ». 

Le retour que nous avons est que nous sommes le pavillon le plus couru et nous avons une couverture media extraordinaire, de la presse africaine, européenne, des USA et même du Moyen-Orient. 

Le plus important est que le regard que les Africains et Afrodescendants portent sur eux-mêmes est en train de changer : il y a une volonté ancrée de dire leurs histoires selon leurs propres termes. Et ils savent qu’il y a un public pour cela. Et pour paraphraser Sembène Ousmane, je dirais que « l’occident n’est pas (ou n’est plus) leur centre ».  

  • Le financement reste un enjeu crucial pour les cinémas du Sud, encore largement dépendants de ressources extérieures. Comment repenser les modèles économiques pour que les talents africains et diasporiques accèdent à des financements pérennes ?  Est-ce que des outils comme la co-production, les blockchains ou le financement participatif sont des leviers viables ?
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© Pavillon Afriques

Karine Barclais :

Le financement est un enjeu pour toute la chaîne de valeur de la culture, au niveau mondial. S’y ajoutent quelques défis supplémentaires pour l’Afrique. Le financement participatif a toujours été au cœur des productions africaines, sinon, elles n’auraient jamais pu voir le jour. Il prend souvent la forme du « love money ». Je crois que les nouvelles technologies comme la blockchain peuvent faire la différence, à condition qu’elle soit comprise et utilisée comme il se doit.  L’année dernière, Alexander Amartei est intervenu pour présenter cette technologie à Pavillon Afriques. Il est le producteur du premier grand film hollywoodien de l'histoire financé par la blockchain, « Antara » pour 50 millions de dollars.

  • Les plateformes de streaming ont offert une visibilité nouvelle aux cinémas d’Afrique et de la diaspora, mais elles imposent aussi leurs propres logiques. Ces plateformes représentent-elles selon vous une chance réelle pour ces récits, ou risquent-elles d’en lisser la singularité au profit de contenus plus formatés ?

Karine Barclais :

Ces plateformes ont été une vraie bouffée d’air pour des contenus qui avaient du mal à trouver de la distribution. Cependant, Amazon s’est retiré de l’Afrique, Netflix a déplacé son centre névralgique du Nigéria à l’Afrique du Sud. Ce qui signifie qu’on ne peut pas être à la merci d’initiatives extérieures pour se développer. Et le risque que vous mentionnez est bien réel : un formatage alors même qu’à la base, l’idée était de trouver des contenus novateurs. Il appartient aux cinéastes de faire respecter leur univers créatif. Mais c’est facile à dire quand la personne en face tient les cordons de la bourse et que vous ne demandez qu’à produire votre film ! C’est pourquoi des financements endogènes sont la clé.

  • Avec l'essor de l’intelligence artificielle et des technologies immersives, les métiers du cinéma évoluent vite, mais l’accès à ces outils reste inégal. Comment accompagner la montée en compétences des créateurs africains ? Et de quelle manière Pavillon Afriques agit-il pour faciliter cette transition technologique ? Est-ce que l’école Arts & Business Center que vous avez créée, peut aider à cette transition ? Pouvez-vous nous parler de cette école en ligne ?
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© Pavillon Afriques

Karine Barclais :

Il y a 2 ans, nous avons organisé une session sur les NFT, avec Nea Simone, la fondatrice et PDG de Melanated NFT Gallery, la première société de services de technologie blockchain détenue et exploitée par une femme noire dans l'espace NFT et Metaverse. Cette année, nous organisons une journée entière sur l’intelligence artificielle le 20 mai avec Adoum Djibrine-Peterman. Nous aurons aussi une intervention de Fred Adom sur la technologie et l’IA dans l’animation lors de la Journée de l’animation le 16.

Notre but est de mettre en perspectives ces nouvelles technologies, de les expliquer pour que les professionnels prennent des décisions éclairées. La peur n’est pas de mise, ni le rejet pur et simple. Comprendre est la clé. 

L’école de formation en ligne que j’ai lancée il y a quelques années répond à un besoin de formation pure à destination tant des professionnels confirmés qui veulent réactualiser leurs connaissances que des jeunes qui n’ont pas de formation formelle et qui veulent améliorer leur pratique. Les intervenants sont des professionnels de haute volée qui ont eu des Emmy Awards, des Oscars et autres prix prestigieux. 

Je crois qu’il faut toujours apprendre des meilleurs et tant l’école que les intervenants lors de nos sessions à Pavillon Afriques sont parmi les meilleurs dans leurs domaines respectifs. 

  • Nollywood s’est imposé comme une marque populaire à l’échelle mondiale, tandis que le cinéma sud-africain, plus institutionnalisé, s’illustre par sa qualité technique. Des films comme Rafiki, film kenyan présenté dans la sélection "Un Certain Regard" à Cannes en 2018, témoignent aussi d’autres formes d’expressions cinématographiques fortes. Comment mieux valoriser la diversité des cinémas du continent et de sa diaspora ?

Karine Barclais :

On parle souvent de cinéma africain comme s’il s’agissait d’une entité globale. Or, chaque pays, chaque région même, a son identité singulière, forgée par son histoire et sa géographie. Même si les histoires sont les mêmes, la manière de raconter est différente. Il ne s’agit pas de valoriser la diversité, puisqu’elle est intrinsèque. En revanche, il serait intéressant que ces voix soient plus largement entendues. Le marché « naturel » pour un cinéma national est le continent. Or, les écosystèmes africains et diasporiques se parlent encore trop peu. Le rôle de Pavillon Afriques est aussi de renforcer les liens entre professionnels d’Afrique anglophone et francophone essentiellement. 

  • Alors que la diversité culturelle est célébrée dans les discours, les artistes africains et diasporiques doivent encore affronter censure, inflation, instabilité politique et restrictions de visas. Comment briser ces blocages en 2025 ? Et jusqu’où des plateformes comme Pavillon Afriques peuvent-elles aller pour défendre la libre circulation des œuvres et des artistes ?
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© Pavillon Afriques

Karine Barclais :

Malheureusement, les artistes n’ont pas la capacité de s’extraire des difficultés que rencontrent les pays dont ils sont originaires et qui sont souverains. 

Mais nous sommes très pragmatiques sur l’aide aux visas par exemple : j’ai une ligne ouverte avec le Ministère des Affaires Etrangères qui intervient quand certains ont des difficultés pour obtenir leurs visas. 

Je rencontre régulièrement des ministres et Président pour les inciter à mieux prendre en compte cette industrie si singulière à laquelle ils n’associent pas souvent le développement économique de leurs territoires. Cette année, nous organisons d’ailleurs une table-ronde sur le cinétourisme qui gagnerait à être plus développé sur le continent. 

  • Les cinémas d’Afrique et de la diaspora restent fragilisés par l’absence de politiques culturelles fortes dans leur pays d’origine, le manque d’infrastructures et une protection insuffisante des droits des artistes. Quelles politiques publiques faudrait-il mettre en place pour structurer ces écosystèmes ? Et que peuvent faire des initiatives comme Pavillon Afriques en l’absence d’un véritable soutien étatique ?

Karine Barclais :

En ce qui concerne le droit des artistes, la Confédération Internationale des Sociétés d'Auteurs et Compositeurs (CISAC) a déjà fait des interventions chez nous. Le sujet est complexe mais des avancées ont été faites, même si le chemin est encore long avant que les auteurs africains bénéficient pleinement de leurs droits. 

J’inclus systématiquement ces enjeux dans les plaidoiries que je mène auprès des institutions. Mais pour que cela fonctionne, il faut plus qu’un bon dossier ou une volonté isolée : il faut une coordination réelle entre les ministères, une volonté politique alignée à tous les niveaux, et surtout que la culture soit portée comme une priorité nationale — pas juste un thème pour les discours protocolaires. Hélas, trop souvent, les intentions restent théoriques, et les grand-messes sur le cinéma accouchent, au mieux, d’un communiqué. Les professionnels n’en peuvent plus de ces promesses sans lendemain.

C’est aux États de poser les fondations : cadres juridiques adaptés, incitations fiscales, financements structurés, infrastructures techniques, etc. Sans cela, impossible d’avoir un écosystème solide. Il y a des disparités criantes d’un pays à l’autre : l’Afrique du Sud a pris de l’avance, mais beaucoup restent en retrait, faute de vision ou de moyens.

Dans ce contexte, Pavillon Afriques joue un rôle crucial. En l’absence d’un soutien étatique fort, c’est une plateforme de visibilité, de réseautage et de plaidoyer qui crée des ponts, génère des opportunités concrètes, et permet de porter notre voix là où les politiques sont encore absentes. Mais son impact serait décuplé s’il pouvait s’appuyer sur de vraies politiques publiques ambitieuses.

  • Dans ces pays, les salles sont rares ou monopolisées par les blockbusters étrangers. Dans ce contexte, quels canaux – circuits alternatifs, ciné-clubs, diffusion numérique – permettraient de reconnecter les films africains à leur public local ? Et comment Pavillon Afriques peut-il accompagner cette nouvelle dynamique de circulation ?
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© Pavillon Afriques

Karine Barclais :

A mon avis, il faudrait que les Etats imposent un certain quota de films locaux et de film du continent dans les salles. Il est scandaleux qu’aucun film africain ne soit projeté dans certaines salles en Afrique. 

Bien entendu, les circuits alternatifs sont essentiels dans des pays où le nombre de salles est minime. Ciné Nomade Afrique, lancée il y a quelques années par Aïssa Diaby en est un bel exemple. 

  • Pour que les cinémas africains et diasporiques cessent d’être vus comme des exceptions et deviennent des forces économiques et culturelles incontournables, que manque-t-il encore aujourd’hui selon vous ? Et par où faut-il commencer ?

Karine Barclais :

Je pense qu’on en est encore trop souvent à devoir prouver notre légitimité. Comme si raconter nos histoires, avec nos voix, n’était pas encore tout à fait “universel”. Pourtant, nos récits touchent, inspirent, questionnent, comme tous les autres. Ce qu’il manque aujourd’hui, à mon sens, c’est une confiance systémique : dans nos talents, dans nos modèles économiques, dans nos visions artistiques.

Il faut arrêter de penser le cinéma africain ou diasporique comme une exception ou une parenthèse. C’est une industrie en devenir, avec une richesse créative immense. Mais pour qu’elle prenne sa place, il faut des moyens concrets : des financements adaptés, des circuits de distribution autonomes, et surtout, des espaces de visibilité qui ne soient pas seulement symboliques.

Par où commencer ? Pour moi, il faut commencer par nous écouter nous-mêmes. Arrêter de courir après les regards extérieurs pour valider ce qu’on fait. Et en parallèle, investir dans les collaborations, dans les ponts entre les pays africains et les diasporas. C’est là que se joue une grande partie de notre puissance : dans cette circulation, dans cette énergie transnationale.

Enfin, il faut aussi penser à l’audience. Il y a un vrai appétit pour ces récits, il faut juste mieux les connecter à leurs publics. Et pour ça, il faut oser sortir des modèles classiques et inventer nos propres routes.

Modestement mais avec ténacité, Pavillon Afriques apporte sa pierre à l’édifice.

Programme 2025 © Pavillon Afriques (pdf, 384.0 kB)
À Cannes, le Pavillon Afriques © RFI

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