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Billet de blog 15 août 2025

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Corée du Sud : Quand les survivantes peignent l’indicible

Le 15 août 2025, la Corée du Sud commémore les 80 ans de sa libération. Mais derrière les drapeaux, d’autres mémoires resurgissent : celles de femmes brisées par l’histoire, réduites au silence sous l’occupation. Certaines, anciennes « femmes de réconfort », ont trouvé dans la peinture une façon de dire l’indicible.

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Une indépendance acquise dans la douleur

Le 15 août est une date marquante dans l’histoire coréenne. En 1945, ce jour-là, la Corée retrouve son indépendance après 35 années de colonisation japonaise. Ce moment historique est désormais célébré sous le nom de Gwangbokjeol (광복절), littéralement « le jour du retour de la lumière ».

De 1910 à 1945, l’empire japonais impose à la Corée une domination brutale. Langue interdite, identités niées, mainmise sur les terres et les ressources, répression sanglante des mouvements indépendantistes… La colonisation ne fut pas seulement économique ou administrative : elle visait à effacer l’âme d’un peuple.

Illustration 1
Beeing Dragged (1995) © Kim Sun-duk/National Museum of Korean Contemporary History, Seoul

Les « femmes de réconfort », une histoire encore vive

Parmi les cicatrices les plus profondes de cette période figure celle des “femmes de réconfort”, ou wianbus en coréen. Ce terme désigne les jeunes filles — souvent mineures — envoyées de force dans des “stations de réconfort” par l’armée japonaise, où elles ont été soumises à des violences sexuelles systématiques.
On estime que plus de 200 000 femmes ont été concernées à l’échelle de l’Asie, dont environ 20 000 Coréennes. Beaucoup n’ont jamais parlé. Quelques-unes ont fini par témoigner publiquement à partir des années 1990. Et certaines ont peint.

Illustration 2
In China (1998) © Bae Chun-hee/National Museum of Korean Contemporary History, Seoul

Quand l’art devient refuge et témoignage

Au cœur de Séoul, le National Museum of Korean Contemporary History expose une série de toiles réalisées par d’anciennes wianbus.
Des œuvres d’un style simple, naïf, souvent réalisées bien des années après les faits, mais habitées par une intensité bouleversante. On y trouve des scènes de capture, des visages sans traits, des baraquements… mais aussi des paysages de jeunesse, des souvenirs d’enfance, et surtout des fleurs, peintes à profusion.

Certaines compositions rappellent l’univers végétal de Séraphine de Senlis : formes organiques, couleurs franches, nature recréée comme un refuge. C’est un art brut, viscéral, sans effet, mais porteur d’une mémoire puissante. Une autre manière de survivre. Et de dire ce que les mots n’ont pas pu contenir.

Illustration 3
Joseon girls dragged (1993) © Lee Young-nyeo

Cinq femmes, cinq expressions

Ces artistes n’ont pas cherché la reconnaissance. Elles ont peint pour elles-mêmes, pour continuer à vivre, et pour transmettre.

  • Kim Sun-ak (김순악) peint presque exclusivement des fleurs. Ses toiles, à la fois douces et colorées, semblent chercher la beauté là où tout aurait pu céder à l’amertume. Elle n’y raconte pas la violence, mais oppose la vie à ce qui aurait dû la détruire.
  • Shim Dal-yeon (심달연) compose des tableaux apaisés, faits de formes végétales et aquatiques. Sa peinture ne représente pas le traumatisme frontalement, mais construit un univers intérieur, comme un jardin secret où subsiste la possibilité du réconfort.
  • Lee Yong-nyeo (이용녀) met en scène les souvenirs les plus durs : le départ forcé, la peur, la guerre. Ses toiles sont plus narratives, parfois violentes, mais toujours sobres. Une mémoire sans fard, sans détour.
  • Bae Chun-hee (배춘희) est sans doute la plus connue. Militante de la première heure, elle a témoigné publiquement et participé à de nombreuses mobilisations pour la reconnaissance du système des wianbus. Sa peinture, sobre et directe, prolonge son combat dans une forme visuelle.
  • Kim Sun-duk (김순덕) est l’une des survivantes les plus emblématiques. Connue pour ses témoignages publics dès les années 1990, elle s’est aussi exprimée par la peinture. Ses œuvres, comme Being Dragged ou Seed Delivery, mêlent représentation directe de la violence subie et symboles plus intimes de résistance et de transmission. Figure centrale du combat pour la reconnaissance, elle a su conjuguer parole et création avec une force rare.
Illustration 4
News © Kim Sun-ak

Dire autrement, pour ne pas oublier

Ces toiles ne sont pas des chefs-d'œuvre au sens muséal. Mais elles ont une force unique : elles ont été créées par des survivantes, avec leurs mains, leurs souvenirs, leur silence. Elles racontent une histoire que les livres d’histoire ont longtemps étouffée.

En les regardant, on ne peut s’empêcher de penser à ce que signifie transmettre : dire autrement, résister à l’oubli, refuser de laisser les victimes dans l’ombre.

Illustration 5
War, Need to Be Gone 2 © Shim Dal-yeon

📍 Infos pratiques

Exposition permanente
National Museum of Korean Contemporary History – Séoul
Entrée gratuite | Textes en coréen et en anglais

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