
Présentée pour la première fois en France au Frac Lorraine, cette installation vidéo met en scène Anarcha, Betsey et Lucy, trois jeunes femmes afro-américaines qui, au XIXe siècle, furent soumises à des expérimentations gynécologiques sans anesthésie. Ces femmes, dont les souffrances ont été invisibilisées, réapparaissent ici sous la forme de zombies, figures à la fois de la déshumanisation et de la résistance.
En explorant les violences médicales infligées aux femmes noires, Hilaire s’inscrit dans une lignée artistique qui refuse d’oublier les torts du passé. Comme le disait William Faulkner : « Le passé n'est jamais mort, il n'est même pas passé ». Ce passé, Hilaire le ressuscite, et il se traîne devant nous, boitant, mutilé, mais inexorablement vivant.

Quand les Zombies Attendent
Harvest adopte l’esthétique du film d’horreur de série B, avec ses couleurs criardes, ses effets spéciaux kitsch et son ambiance macabre. Mais sous cette surface faussement légère, l’œuvre déploie une critique acerbe des violences raciales et médicales. Anarcha, Betsey et Lucy, ramenées à une sorte de non-vie, errent dans la salle d'attente d'une clinique de fertilité. Ce lieu, où leurs utérus sont utilisés pour cultiver une plante marine mystérieuse, devient le théâtre d'une attente interminable, entrecoupée de flashbacks sur les propres expériences médicales de l'artiste.
La référence au film de zombies n’est pas anodine. Le genre, né d’une interprétation occidentale des croyances haïtiennes, incarne ici la perte du contrôle de soi, la réduction des corps à de simples instruments. Comme le souligne Ta-Nehisi Coates dans Une Colère Noire : « L’histoire des Noirs est celle de l’oppression systématique, une violence qui réduit les corps à l’état de simple matière première ». En faisant d’Anarcha, Betsey et Lucy des zombies, Hilaire exprime cette déshumanisation tout en leur offrant une forme de vengeance posthume.
Le Limon de la Mémoire : Entre Ecologie et Identité
Dans Harvest, les corps des jeunes femmes sont non seulement exploités, mais également transformés en incubateurs pour une industrie obscure. Hilaire établi ainsi un lien entre les logiques extractives appliquées aux corps des femmes noires et celles infligées aux ressources naturelles des Caraïbes, dont elle est originaire. Cette analogie se retrouve également dans ses œuvres antérieures, comme son installation sonore sur le chlordécone, ou sa vidéo sur les algues sargasses, conséquence de la pollution et du dérèglement climatique.
Ces thématiques font écho à l’idée du « limon », ce concept développé par Édouard Glissant. Le limon, résidu du fond de l’océan, remonte à la surface pour nourrir la Caraïbe d’une nouvelle dynamique. Dans les sculptures de Hilaire, des objets semblables à des reliques échouées sur les côtes viennent matérialiser cette mémoire engloutie qui resurgit. Ces œuvres, composées de cheveux artificiels, évoquent à la fois l’identité afro et la persistance de ces « fantômes » dans la culture contemporaine.

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Harvest et le Refus de l’Oubli
Le travail de Clémence Lollia Hilaire trouve une résonance particulière avec des œuvres comme la sculpture monumentale Mothers of Gynecology de Michelle Browder, qui rend hommage à Anarcha, Betsey et Lucy. Tout comme Browder, Hilaire refuse que ces femmes soient réduites à leur souffrance. Dans Harvest, elles ne sont pas seulement des victimes, mais des figures de résistance, prêtes à se révolter contre leurs bourreaux. Cette rage sourde, cette volonté de reprendre le contrôle, rappelle les réflexions de Toni Morrison dans Beloved, où le passé hante les vivants, les contraignant à affronter les douleurs non résolues.
Entre Fiction et Réalité : Une histoire qui se perpétue
Harvest explore aussi la frontière floue entre la réalité et la fiction. Les séquences où l’artiste apparaît, cherchant désespérément un diagnostic pour ses douleurs gynécologiques, rappellent que les violences du passé ne sont pas seulement une histoire ancienne. Elles se répercutent sur le présent, sous des formes nouvelles mais tout aussi destructrices. L'exemple d'Henrietta Lacks, dont les cellules ont été prélevées sans consentement en 1951 pour des recherches lucratives, illustre cruellement cette réalité. Le racisme médical se manifeste encore aujourd'hui par des biais raciaux dans les diagnostics et les traitements. Aux États-Unis, les femmes noires sont trois à quatre fois plus susceptibles de mourir en couches que leurs homologues blanches. En France, le décès de Naomi Musenga en 2017, ignorée par les services d’urgence, a exposé au grand jour un système de santé où les corps noirs demeurent invisibles.
Clémence Lollia Hilaire, en tant que femme noire issue de la diaspora caribéenne, inscrit sa pratique artistique dans une réflexion sur l'identité. Cette identité fluide se manifeste dans la diversité des supports utilisés par Hilaire – vidéos, sculptures, œuvres sonores – qui brouillent les frontières entre les catégories, les genres et les époques. Ses œuvres invitent à repenser les récits dominants, à explorer ces zones liminales où se croisent mémoire collective et expérience personnelle, histoire officielle et fiction.

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Le Passé Réanimé
Harvest ne se contente pas de revisiter l’histoire, elle la réanime, la force à s’asseoir parmi nous et à poser ses questions dérangeantes. Comment comprendre la persistance des violences raciales et médicales dans nos sociétés ? Comment l’art peut-il devenir un lieu de résistance et de mémoire ? En parallèle, l'exposition Pause, également présentée au Frac Lorraine, offre une méditation sur la mémoire et la résistance. Ensemble, ces œuvres nous rappellent que le passé, même zombifié, n'est jamais vraiment mort. Il continue de nous hanter, de façonner nos réalités contemporaines, et de nourrir notre quête incessante de justice et de reconnaissance.
Infos pratiques :
L’exposition Degré Est : Clémence Hilaire, se tient jusqu’au 9 février 2025 au FRAC Lorraine à Metz.