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Billet de blog 17 septembre 2024

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Mémoire des non-alignés - Focus sur le film de Naeem Mohaiemen

Parmi les œuvres présentées à l'exposition Pause à Metz, le film Two Meetings and a Funeral de Naeem Mohaiemen se distingue par sa réflexion sur les espoirs déchus du Mouvement des Non-Alignés.

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Naeem Mohaiemen, Two Meetings and a Funeral, 2017, Film. Courtesy de l'artiste

Ce documentaire revient sur les événements géopolitiques de 1973, tout en explorant les répercussions contemporaines des luttes inachevées de ce mouvement. C'est une œuvre qui invite à revisiter un passé chargé d’ambitions et de désillusions, éclairant ainsi les conflits d'hier et d'aujourd'hui.

Deux sommets, un enterrement

Le titre du film évoque deux moments-clés de l’histoire : le sommet des Non-Alignés de 1973 à Alger et celui de Dhaka, avorté peu de temps après. Ces événements incarnent les aspirations de nombreuses nations postcoloniales à échapper à l’influence des deux blocs, Est/Ouest. Cependant, ils symbolisent aussi l’effondrement de ces rêves, marqué par la mort mystérieuse de Dag Hammarskjöld en 1961, alors Secrétaire général de l’ONU. Sa disparition a marqué un tournant, symbolisant la fin de la neutralité et de la médiation, tout comme l’idéalisme du Mouvement des Non-Alignés allait bientôt s’évanouir.

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Naeem Mohaiemen, Two Meetings and a Funeral, 2017, Film. Courtesy de l'artiste
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Naeem Mohaiemen, Two Meetings and a Funeral, 2017, Film. Courtesy de l'artiste

1973, un monde en feu

L’année 1973 est marquée par des bouleversements mondiaux d’une ampleur inédite. Au Chili, Salvador Allende, le président élu, voit son rêve de justice sociale fracassé par le coup d’État de Pinochet. L’Afrique, encore sous l'emprise coloniale, lutte pour son indépendance, notamment dans les colonies portugaises et en Namibie. La Palestine demeure le théâtre d’un conflit sanglant, où les grandes puissances s’affrontent indirectement, soutenant des factions opposées et alimentant la violence.

Le choc pétrolier, déclenché par l’OPEP durant la guerre du Kippour, fait vaciller les économies mondiales, provoquant une redéfinition brutale des rapports de force économiques. Dans cette tourmente, le Bangladesh, tout juste né de sa guerre d’indépendance contre le Pakistan en 1971, peine à trouver sa place. Encore fragilisé par la guerre, le pays tente de se définir face à ses grands voisins et à la communauté internationale, entre espoir et incertitude.

C’est dans ce climat instable que le Mouvement des Non-Alignés cherche à s’imposer. Mais ce rêve d’une voie indépendante, ni capitaliste ni communiste, commence déjà à s’effriter. Comme l’a écrit l'historien Odd Arne Westad dans The Global Cold War, ces nations du Sud global, censées être autonomes, deviennent involontairement des terrains de jeu pour les grandes puissances. Leur lutte pour la souveraineté se mêle aux manipulations des blocs qui cherchent à maintenir leur hégémonie.

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Naeem Mohaiemen, Two Meetings and a Funeral, 2017, Film. Courtesy de l'artiste
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Naeem Mohaiemen, Two Meetings and a Funeral, 2017, Film. Courtesy de l'artiste

Les promesses d’Alger… et la désillusion de Dhaka

Le sommet de 1973 à Alger est une rencontre historique, rassemblant plus de 75 pays déterminés à combattre l’impérialisme et à promouvoir la solidarité sud-sud. Fidel Castro, fidèle à son discours révolutionnaire, appelait à l'unité contre l'impérialisme : « Ce n'est qu'unis que nous pourrons vaincre l’impérialisme ! » Mouammar Kadhafi, dans un élan de nationalisme arabe, affirmait que « L'indépendance n'est pas un cadeau, mais une conquête. » Yasser Arafat, quant à lui, soulignait l'urgence de libérer la Palestine : « Nous ne serons jamais libres tant que la Palestine ne sera pas libérée. » Houari Boumédiène, président de l'Algérie, prônait l’unité africaine : « La véritable indépendance passe par l’unité et la solidarité entre nos peuples. » Indira Gandhi, de son côté, exhortait à la construction d'une voie indépendante des grandes puissances : « Nous devons construire notre propre voie, indépendante des grandes puissances. Kenneth Kaunda, président de la Zambie, tentait de calmer les ardeurs, prônant la coopération plutôt que la violence.

Mais malgré ces déclarations enflammées, la réalité est tout autre. Les rivalités internes, les intérêts nationaux divergents, et les ingérences des grandes puissances minent rapidement ces ambitions. L’annulation du sommet de Dhaka est le reflet des divisions grandissantes au sein du mouvement. Les assassinats de Sheikh Mujibur Rahman au Bangladesh en 1975 et de Zulfikar Ali Bhutto au Pakistan en 1979, achèvent de désintégrer les derniers vestiges d’unité.

L’annulation de Dhaka révèle aussi l’influence insidieuse de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), dont l'agenda semble avoir été de saboter le Mouvement des Non-Alignés. Ce conflit latent entre idéaux laïques et aspirations religieuses de certains États musulmans souligne les failles profondes qui divisent encore aujourd’hui les alliances internationales.

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Naeem Mohaiemen, Two Meetings and a Funeral, 2017, Film. Courtesy de l'artiste
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Naeem Mohaiemen, Two Meetings and a Funeral, 2017, Film. Courtesy de l'artiste

La Coupole : Témoin d’une utopie déchue

Dans Two Meetings and a Funeral,  Mohaiemen ne se contente pas d’examiner les événements politiques ; il s’intéresse aussi à l’architecture qui les a abrités. La Coupole, conçue par Oscar Niemeyer pour accueillir les délégués à Alger, est une construction colossale. Monument de béton courbé et imposant, elle symbolisait l’ambition démesurée des Non-Alignés.

Mais, comme le souligne l’historien Vijay Prashad, ce bâtiment reflétait davantage un rêve d'architecture monumentale qu'une réflexion sur les luttes des peuples. Construit dans un pays encore pauvre, son coût exorbitant tranchait avec les réalités économiques de l'Algérie postcoloniale. « Ce bâtiment incarnait les contradictions du mouvement », explique Prashad. « Il prétendait porter des idéaux révolutionnaires, mais son gigantisme et son caractère impraticable témoignaient d'une déconnexion profonde avec les enjeux réels des peuples qu’il était censé servir. » En cela, il rejoint une longue tradition de constructions architecturales servant de propagande politique, où la forme prend le pas sur le fond.

La Coupole, désormais dépouillée de sa symbolique politique, est devenue une salle polyvalente accueillant toutes sortes de spectacles. Ce lieu, autrefois conçu comme le centre névralgique d'une utopie politique, est aujourd'hui le symbole d’un échec qui fait écho à l’effondrement des espoirs portés par le Mouvement des Non-Alignés.

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Naeem Mohaiemen, Two Meetings and a Funeral, 2017, Film. Courtesy de l'artiste
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Naeem Mohaiemen, Two Meetings and a Funeral, 2017, Film. Courtesy de l'artiste

Mémoire des luttes

Two Meetings and a Funeral de Naeem Mohaiemen rappelle que les idéaux de solidarité internationale, bien qu’affaiblis par les réalités politiques, demeurent d’une importance cruciale.

Les luttes inachevées des années 1970 continuent de résonner aujourd'hui, dans un monde où les inégalités persistent, et où les puissances mondiales se disputent encore l'influence.

L'exposition Pause, où est projeté le film, nous invite à prendre un moment de recul pour méditer et comprendre les échecs du passé pour envisager les résistances de demain.

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Naeem Mohaiemen, Two Meetings and a Funeral, 2017, Film. Courtesy de l'artiste
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Naeem Mohaiemen, Two Meetings and a Funeral, 2017, Film. Courtesy de l'artiste

Infos pratiques :

Two Meetings and a Funeral est à voir dans le cadre de l'exposition Pause au FRAC Lorraine à Metz, jusqu’au 9 février 2025.

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