Pourquoi certaines révoltes imprègnent-elles durablement les consciences, quand d’autres disparaissent dans le silence ? Que reste-t-il aujourd’hui, par exemple, des Gilets Jaunes ? Leur colère fut immense. Leur mobilisation, historique. Et pourtant : où sont les romans, les chansons, les films puissants qui prolongeraient leur cri ? Sans relais artistique, une lutte est-elle condamnée à perdre son âme ?
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Ce n’est pas le cas à Gwangju.
Au Musée d’Art de cette ville symbole, l’exposition Résonance – le présent relié à la mémoire donne une réponse à ce défi mémoriel. Elle relie deux moments de bascule dans l’histoire sud-coréenne : mai 1980 et décembre 2024. Deux lois martiales. Deux réveils populaires. Et, entre les deux, un fil conducteur : la mobilisation populaire et les œuvres qui en portent la mémoire.
Lumière d’une usine, étincelle du mouvement ouvrier
Avant 1980, la Corée du Sud vit sous un régime autoritaire, marqué par les présidences successives de Park Chung-hee (1917-1979) puis Chun Doo-hwan (1931-2021). Dans les années 70, le pouvoir politique étend son emprise sur tous les pans de la société. Toute contestation est durement réprimée. Mais déjà, une contre-culture prend racine.
C’est dans ce contexte que naît Lumière d’une usine, pièce musicale clandestine écrite en 1978 par Kim Min-ki, dont j’avais déjà fait le portrait pour Korea.net, à l’occasion d’un concert hommage au Casino de Paris en 2022. Inspirée par la condition ouvrière, enregistrée en secret sur cassette, cette œuvre est un manifeste. Elle dit la sueur, les cadences, le dur labeur, l’aspiration à la dignité. Et elle préfigure, en creux, l’élan populaire de Gwangju quelques années plus tard.
En mai 1980, alors que la loi martiale est décrétée sur l’ensemble du territoire, les habitants de Gwangju se soulèvent.
La répression militaire est féroce. Officiellement, plusieurs centaines de morts. Officieusement, beaucoup, beaucoup, beaucoup plus. Mais cette fois, la mémoire ne sera pas confisquée.
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Minjung gayo, la chanson du peuple
De cette tragédie naît un courant musical : le minjung gayo, ou chanson du peuple. À la croisée de la folk, du théâtre, de la poésie et de l’agitation politique, il accompagne les luttes étudiantes et ouvrières jusqu’à la transition démocratique de 1987. Ce sont des chants composés collectivement, interprétés dans les universités, les églises, les manifs.
Parmi les figures de proue : Jeong Tae-chun, Park Eun-ok, Kim Min-ki, encore… des artistes qui ont tout risqué pour faire entendre la vérité. Leur parcours, semé de censures, d’arrestations et de gestes de bravoure, me fait penser à ceux de Victor Jara au Chili ou de Mikis Theodorakis en Grèce, tous deux évoqués dans cette très belle exposition.
La musique de Jeong Tae-chun, Park Eun-ok, Kim Min-ki dit ce que les journaux censurent. Elle tient lieu de tribune, de catharsis et de contre-pouvoir. March for the Beloved, hymne né à Gwangju en 1982, deviendra un chant de ralliement repris jusqu’à Hong Kong, Taipei, Bangkok ou Manille.
Et cette mémoire chantée ne s’est pas arrêtée là.
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2024 : retour de la loi martiale, regain du chant protestataire
Décembre 2024. Le président Yoon Seok-yeol proclame une nouvelle loi martiale. Aussitôt, les rues se remplissent. À Séoul, Busan, Jeju, Ulsan, mais surtout à Gwangju, les citoyens descendent massivement manifester. Ce ne sont plus les mêmes chants, ni les mêmes codes. Mais l’élan est le même.
On chante de la K-pop aux paroles réécrites, des classiques minjung, des titres occidentaux réappropriés. Lors de la grande veillée aux bougies du 13 décembre, le chanteur Lee Seung-hwan réinterprète Dunk Shot en Destituez Yoon Seok-yeol. La foule entonne les refrains, les lightsticks clignotent comme autant de bougies, rappelant la marche aux flambeaux du 16 mai 1980, lorsque des étudiants descendaient dans la rue pour réclamer la démocratie.
Dans l’exposition, cette mémoire immédiate est déjà mise en forme. À travers des photographies, des vidéos, des installations sonores, des archives musicales et des œuvres générées par intelligence artificielle, le passé et le présent dialoguent. Des artistes comme Shin Dowon, Lim Younghyun ou Kiwan Sung transforment les vibrations de cette ferveur populaire en univers immersifs. Le musée devient agora. Les visiteurs, témoins actifs.
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Chanter contre l’oubli, de Gwangju à Harlem
Ce que Résonance… rappelle avec éclat, c’est que les chansons ne sont jamais anodines. Elles gardent l’empreinte des époques, à la fois témoins et archives. Et elles relient Gwangju à d’autres points du monde, d’autres luttes, d’autres voix en résistance.
Bob Marley en Jamaïque, avec Redemption Song ou No Woman No Cry, chantait contre la colonisation et pour la dignité noire. Bob Dylan, avec The Times They Are A-Changin’, accompagnait les luttes pour les droits civiques aux États-Unis. Billie Holiday, dès 1939, lançait un pavé dans la mare avec Strange Fruit : une chanson en forme de plainte déchirante contre les lynchages raciaux. Pink Floyd, dans Another Brick in the Wall, dénonçait les formes d’aliénation modernes. Kendrick Lamar, dans Alright, est devenu l’un des emblèmes du mouvement Black Lives Matter.
Tous ces combats, portés par ces voix et ces musiques, ont traversé le temps. Parce que ces chants ont été enregistrés, fredonnés, rejoués, scandés.
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À Gwangju, on l’a compris depuis longtemps : sans mémoire sensible, il n’y a pas de transmission politique.
Et c’est peut-être cela, la force de cette exposition : nous rappeler que la démocratie, comme l’art, n’advient que si l’on s’obstine, à la faire vivre, à la réinventer, à la partager, avec conviction. Comme un refrain emporté par la foule, pour continuer d’espérer.
L'exposition Résonance – Le présent relié à la mémoire est à voir au Musée d’Art de Gwangju, jusqu’au 17 août 2025.