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Billet de blog 1 décembre 2023

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Pour l’élection (rapide) de Bernard Cerquiglini à l’Académie !

130 féministes s’étaient adressé·es au Président de la République après sa sortie sur le neutre et les points jetés dans les mots «pour rendre la langue illisible» (Le Monde des 7-8 nov.). C’est Bernard Cerquiglini qui répond. Le linguiste n’a pourtant pas lu ladite tribune, mais il en profite pour faire connaitre son nouveau positionnement.

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Voilà déjà quelque temps que je soupçonne Bernard Cerquiglini de vouloir entrer à l’Académie française. Pourquoi pas ? Il y aurait davantage sa place que bien des incompétent·es qui y occupent un siège sans intérêt pour la nation ni pour la langue française. Mais faut-il pour autant donner tant de gages ? Lui qui critiqua longtemps la « vieille dame du Quai Conti » ne cesse plus de lui faire des sourires au fil de ses interviews. Lui qui chanta avec enthousiasme la vitalité de la langue française appelle aujourd’hui à tout arrêter concernant sa reféminisation (ou sa démasculinisation, comme on préfère). Lui qui partage les tenants et les aboutissants du « tract » des « linguistes atterré·es » (Le français va très bien, merci, Gallimard, 2023) ne l’a pas signé. La Compagnie serait-elle en train de le « marionnettiser », pour reprendre le joli mot dont elle use (et s’amuse) à propos des candidats à qui elle fait multiplier les courbettes en leur promettant l’investiture ? Je laisse candidats au masculin, car pour l’instant je n’ai guère vu de femme donner dans ce registre ; et je renvoie, sur cette coutume, à l’excellent livre de Daniel Garcia, Coupole et dépendances. Enquête sur l’Académie française (2014).

Il est vrai que l’homme a beaucoup à se faire pardonner. C’est lui qui accepta de mener le bal contre la créature de Richelieu, lorsque les ministres du gouvernement Jospin, à peine nommées, exigèrent qu’on cesse de parler d’elles au masculin (juin 1997), et qu’on fasse de même pour toutes les agentes de l’État français (circulaire du 6 mars 1998). C’est lui qui signa en premier, comme directeur, la brochure issue de cette nouvelle bagarre, Femme, j’écris ton nom (1999), qui fit dire au Secrétaire perpétuel de l’époque : « Nous ne savions pas que la Documentation française, organisme dépendant du gouvernement, éditait des ouvrages comiques. Le Guide d’aide à la féminisation qu’elle vient de publier est à cet égard une première » (Maurice Druon, « Le bon français… du gouvernement », Le Figaro, 7-8 août 1999). Très investi ensuite dans la francophonie, Bernard Cerquiglini s’en était sagement tenu à la position de compromis qu’incarnait cette brochure, axée sur les seules questions de vocabulaire et adoubant les faux-féminins en ‑eure nés au Québec vingt ans plus tôt.

Le redémarrage des luttes féministes sur le terrain linguistique, depuis une décennie, a changé la donne. Alors que le débat, en France, piétinait depuis les années 1980 sur « la féminisation des noms de métiers, fonction, titres et dignités », la multiplication des travaux de psycholinguistique (que fait notre cerveau avec le genre grammatical ?) et d’histoire de la langue (qui a dit et fait quoi, dans quel contexte ?) a élargi cet horizon. Et l’arrivée fracassante du point médian dans le débat public, à l’automne 2017 (en pleine tempête #MeToo) a fait prendre conscience de ce changement de perspective. Pour une bonne partie de la francophonie féministe, désormais, l’affaire est pliée : c’est à l’idéologie du « masculin qui l’emporte » qu’il convient de s’en prendre. Il faut l’éradiquer, et pour cela il faut mettre en œuvre de nouveaux usages, qui disent – qui performent – l’égale valeur des femmes et des hommes dans la langue aussi.

Ce changement de perspective, comme l’entrée en lice de publics toujours plus larges et avides de mettre en pratique ce qu’ils ont compris, ont provoqué chez nombre de linguistes des réactions enthousiastes – d’où les colloques, les numéros de revues, les mémoires, les thèses qui accompagnent ce mouvement. D’autres, au contraire, se pincent le nez, voire protestent, diversement agacé·es par la curiosité que provoque ce sujet, par leur incompétence à en traiter, par le fait que de « non linguistes » en sachent plus qu’elles et eux, que tout le monde ait envie de dire son mot…

Il est difficile de déterminer si Bernard Cerquiglini fait partie de ces mécontent·es, ou s’il profite de la nouvelle donne pour se dessiner un nouveau profil – d’académiciable. La lecture de la première phrase de sa tribune (« L’emploi neutre du masculin est un fait de langue, il convient d’en faire un usage réfléchi », Le Monde du 27 nov.) pourrait faire pencher pour la première hypothèse. Elle présente en effet une exagération symptomatique de l’angoisse suscitée par les progrès de l’égalité dans tant de têtes d’hommes : « Il est vain de partir en guerre contre le masculin, image supposée de l’homme dominant, comme le font les signataires d’une tribune publiée le 7 novembre par Le Monde ». Ceci est pourtant hors sujet : le masculin contesté – par les féministes en général, par les signataires de la tribune en particulier – n'est pas celui qui sert à parler des hommes. Du calme, Monsieur, ça va bien se passer ! La précision était fournie dans le deuxième paragraphe de la tribune incriminée : « Lorsque le masculin est employé pour parler des femmes, c’est bien plutôt parce qu’il “fait l’homme”, le dominant, ce qu’on l’a encouragé à faire, en France, depuis le 17e s. ».

Mais l’ensemble du texte, tout bien pesé, me fait plutôt pencher pour la seconde hypothèse. On peut tout d’abord remarquer que rien, dans ces propos, ne connote la hargne, l’agressivité, voire la haine qui anime les linguistes parti·es en guerre contre les « inclusivistes », et dont l’émission Les visiteurs du soir du 5 novembre donnera une idée (CNews, mn 56). C’est d’un ton docte, paternaliste, que le professeur évoque les défauts d’« une écriture “inclusive”, de louable intention », même s’il n’hésite pas à reprendre les modes d’expression de tout censeur de ladite écriture (jusqu’aux guillemets qui entourent l’adjectif, et qui en font un calque des circulaires ministérielles et des propositions de loi cherchant à interdire « l’écriture dite inclusive »). Il lance également quelques piques contre ses partisan·nes, coupables de promouvoir « une langue de bois qui dénonce et “égalise” avec système », et de « s’acharner à distordre des structures anciennes constituant un bien commun ». Mais il propose à la place « de former les citoyennes et les citoyens à leur usage », en recourant à ces doublets préconisés dans le cadre du langage égalitaire, dont il recommande simplement de ne pas abuser ; ce qui fait aussi partie des préconisations en question.

Surtout, son texte brille par son absence de contenu approprié. L’homme qui dit critiquer la « tribune publiée le 7 novembre par Le Monde » ne l’a pas lue au-delà de son titre. Celui-ci ayant été modifié par la rédaction du journal*, il ne s’est pas rendu compte qu’il s’agissait d’une lettre ouverte au président – à laquelle il ne convenait pas de répondre, sauf à être soi-même le président. Aucun des propos de cette lettre n’est commenté ni contesté : ni les faits linguistiques qu’ignore Emmanuel Macron, ni l’appui qu’il a donné à la domination masculine par l’intermédiaire des circulaires ayant introduit la notion de « masculin générique » dans la législation française, ni les manquements ainsi opérés aux engagements pris par l’État français au niveau européen. Le linguiste n’a pas vu que ce texte ne contenait aucune de ces « réduplications obligatoires » qu’il fustige (alors que le sien en contient), et il se garde bien de pointer ce qui, dans ces lignes, illustrerait cette « typographie peu lisible, mal prononçable, difficilement enseignable » qu’il croit pouvoir reprocher aux adeptes de « l’écriture dite inclusive ».

Très loin de la tribune instrumentalisée, donc, le professeur Cerquigliny se livre à un cours magistral, dans lequel on apprend (si on l’ignorait) que « le genre est une catégorie grammaticale », qu’il gouverne les accords du déterminant et de l’adjectif, qu’il est « aléatoire pour les noms de chose » et motivé pour les humains, qu’il y a des différences entre le singulier et le pluriel, qu’on ne fait plus guère l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir, etc.

Mais à côté de ces lapalissades, ce qu’il tient à nous vendre, c’est deux idées. La première : que « le masculin en français possède […] deux emplois : spécifique et générique », alors que le féminin est seulement spécifique. La seconde : que l’on n’y peut rien. Les raisons de cet abus de pouvoir sont pourtant strictement sociales : « Cette capacité [du masculin] à transcender l’opposition des genres traduit certes, au plus profond de la langue, le poids de la primauté masculine ». Et alors ? On ne doit pas y toucher, à la primauté masculine ? Il faut croire que non, pour le professeur (de gauche). Sinon, il ferait autre chose : il alerterait sur la difficulté de l’entreprise, il proposerait des solutions… Il préfère s’acharner à démontrer qu’elle est « vaine ». Pas touche à la domination masculine. Voilà qui ne devrait pas déplaire aux Immortels.

Les exemples qu’il fournit pour prouver sa première idée sont pourtant tout sauf probants. « Les Français ont voté hier » prouverait que le masculin est générique, donc pas besoin de préciser ce qu’il en est des Françaises. Mais la même phrase, en 1943, que prouvait-elle ? « Le Français est un Italien mécontent » relèverait du générique. « La Française est une Italienne mécontente » aurait donc le même sens ? les mêmes connotations ? Vraiment ?

Pour soutenir ce point de vue, Cerquiglini va jusqu’à alléguer « la langue du droit, qui vise à l’universel » et qui parle au masculin, comme tout le monde sait. Cette imposture est grossière. La langue du droit n’est pas tombée du ciel. C’est celle des hommes qui ont procédé à la dégradation de la puissance juridique des femmes, à la fin du Moyen Âge, et qui ont continué ensuite, pendant des siècles, de produire du droit inégalitaire. Qui ont organisé le brulement des sorcières. Qui ont empêché les femmes d’accéder aux facultés de droit jusqu’en 1884. Qui ne leur ont ouvert la porte du barreau qu’en 1900 – au terme d’une bataille de dix ans soldée par une loi. Aujourd’hui encore, de jeunes avocates se voient intimer l’ordre de prêter serment au masculin (barreau de Lyon, 2022), et la moitié des avocates sont persuadées que leur titre, au féminin, est dévalorisant. Ce monde-là est toujours vertébré par le sexisme et ce n’est pas ailleurs qu’il faut aller chercher les raisons de ses coutumes langagières.

L’exemple cité pour illustrer ce « masculin universel » des juristes est une autre imposture. Ce n’est pas parce que « l’article 6 de la Constitution dispose que “Le président de la République est élu pour cinq ans” [qu’]un jour, une femme sera “la présidente” de la République, pour un quinquennat ». C’est parce que nous avons changé de régime, en avril 1944, et que la Constitution de la IVe République a précisément établi que « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme » (Préambule, 1946). Dans les constitutions précédentes, qui dissertaient aussi au masculin, l’éventualité qu’une femme puisse incarner l’investiture suprême n’existait pas. La première à s’y présenter, Marie Denizard, en 1913, s’est même vue opposer l’argument du masculin non générique : « Le texte constitutionnel dit expressément : “Le président de la République” au masculin ; il ne saurait donc y avoir de doute » (« Autour du Congrès », Le Journal, 13 janvier 1913, p. 1-2).

Le dernier exemple fourni est tout à fait tordu : « Mesurons l’effet d’un énoncé du type “Tous les voyageurs et toutes les voyageuses sont priés de descendre” : les femmes auraient-elles tendance à trainer ? ». Mais qui aurait l’idée d’interpréter ainsi cette proposition ? Personnellement, je me dirais que la ou le préposé est bien poli ! Voire qu’il a entendu la demande des femmes qui exigent aujourd’hui qu’on cesse de les invisibiliser. La conclusion qui suit l’exemple montre cependant sa facticité. Énoncer les deux noms en tel cas, résume le linguiste, c’est-à-dire quand tout le monde est à l’évidence concerné, c’est « exhiber les sexes », c’est produire une « assignation systématique à l’identité sexuelle ». Or de deux choses l’une : soit le problème de la phrase incriminée est qu’elle fait passer les femmes pour des idiotes, soit c’est qu’elle exhibe les sexes. Il faut choisir.

Cequiglini ne choisit pas. Il ne voit pas l’incohérence, parce qu’il est en roue libre. L’idée des femmes qui trainent l’amuse (une petite blague sexiste ne fait jamais de mal), mais l’essentiel pour lui est de produire un élément de langage propre à signifier où il se situe : du côté des gens qui critiquent les féministes. Or l’argument de « l’exhibition de la différence sexuelle » est, depuis la campagne pour la parité, l’un de ceux que préfèrent les antiféministes qui voudraient avoir l’air de gauche. Entrainé sur cette pente, il va même jusqu’à suggérer que, si l’on est favorable à l’égalité, il y a bien mieux que la « parité grammaticale, ce langage [qui] prescrit l’affichage systématique d’une binarité sexuelle » : il y a l’effort « d’autres progressistes [qui] la dissolvent ». Bernard Cerquiglini adepte d’autaire ? d’étudianz ? du pronom al ? Ce ne sont plus des courbettes, là : c’est un triple salchow piqué. La marionnette est prête à se prendre les pieds dans ses ficelles !

Au final, donc, aucun des exemples censés démontrer la pertinence du masculin générique ne tient la route. Parler au masculin d’un groupe mixte, c’est faire un choix. On pourrait faire l’autre : en parler au féminin. C’est la première solution qu’ont adoptée les sociétés sexistes qui parlent une langue genrée, et la raison est à trouver dans leur sexisme, pas dans les lois fondamentales de la linguistique. Ce n’est pas le masculin qui a « la capacité à transcender l’opposition des genres », ce sont les humains qui ont celle de négliger les femmes, au point de ne pas les nommer quand elles sont pourtant concernées.

S’il travaillait encore – ce qui est rarement le fait des candidats à l’Académie –, Cerquiglini saurait qu’il est vain, désormais, de défendre cette thèse. Trente années de recherche en psycholinguistique (près de 400 études à ce jour) attestent au contraire la faible généricité du masculin, voire sa non généricité. Quelle que soit l’hypothèse de départ des scientifiques s’étant penché·es sur le sujet, c’est le résultat que leurs travaux ont mis en évidence. Ces études établissent aussi que, plus le public est jeune, moins il admet cette généricité : pour lui, les termes masculins désignant les humains évoquent des hommes – un point c’est tout. Il faut croire que « la primauté masculine » est en train de reculer.

Il parait donc probable que le linguiste intervient ici – un mois après les faits – pour rappeler qu’il existe et montrer où il se situe. Il n’a pas renoncé au combat qu’il mena dans les années 1990 (« user du masculin pour [une femme] est une offense à sa féminité »), et cela tombe bien : officiellement, l’Académie n’est plus contre la « féminisation », elle l’a dit dans son rapport de février 2019. Il n’a pas l’intention de rejoindre les rangs des ultras. Ce ne serait pas crédible, et il sait, pour avoir lu leurs diverses tribunes, que leurs arguments sont misérables. Mais il ne suivra pas celles et ceux qui s’apprêtent à mener les prochains combats (réforme de l’orthographe, abandon de la règle du « masculin qui l’emporte »), en donnant un coup de vieux de plus à la vieille maison. Et il est prêt à décocher, en attendant, quelques coups de pieds aux plus fragiles d’entre eux. Qui se trouvent surtout être des elles.

Que l’« en attendant » ne soit pas trop long, c’est donc tout ce qu’on lui souhaite – et qu’on se souhaite. Tout le monde sait qu’une fois le fauteuil atteint, l’activité des Immortel·les décroit, l’aise les assoupit. Nous avons mieux à faire que de combattre d’anciens alliés désormais plus préoccupés par le souci de faire une fin que par celui d’accompagner dans ses recherches le public désireux d’égalité. 

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* le titre initial de la tribune des féministes était : « Monsieur le Président, non, le masculin ne “fait pas le neutre” ». Le titre publié : « En français, le masculin fait l’homme, le dominant, il ne “fait pas le neutre” » (7 novembre sur lemonde.fr, 8 novembre sur Le Monde)

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