J’avais parlé de la 8e dans mon billet du 26 septembre, à propos de la « PPL » (c’est le petit nom qu’on donne aux propositions de loi) que le Rassemblement National se préparait à présenter à l’Assemblée le 12 octobre, et qui a été repoussée au terme d’une session plutôt cocasse. En effet, ayant réalisé qu’elle était délirante (il était question d’interdire non seulement le point médian mais les doubles flexions [« Françaises, Français ! »] et les termes épicènes [c’est-à-dire non genrés : architecte, journaliste, pédagogue, facile, lucide…]), le RN a dû présenter, en même temps que son texte, un amendement le vidant des deux-tiers de sa substance. En quoi il m’avait entendue, puisque j’en avais averti le rapporteur lors de mon audition (mon billet).
Ce qu’il n’avait pas retenu, en revanche, c’est ma remarque sur le curieux ordre que suivait la liste des signataires de ladite PPL : les hommes devant, les femmes derrière. Des élu·es leur ayant demandé si telle était leur conception de l’égalité, d’abord en commission des Affaires culturelles (où le rapporteur s’est mis à bégayer « Mais pas du tout, je ne comprends pas, je vais me renseigner »), puis dans l’Hémicycle (le rapporteur ne s’étant pas renseigné), Marine Le Pen a d’abord mis en cause le personnel de l’Assemblée, provoquant un tollé et une interruption de séance. À l’issue de laquelle – s’étant renseignée – elle a reconnu que l’erreur venait bien de son bord, mais en réalité… d’Excel !
Loin de calmer le jeu, cet épisode navrant a rallumé la passion anti-inclusive dans l’autre assemblée, où dormaient également des PPL jamais débattues en séance. Voilà donc Les Républicains du Sénat en train d’en mixer deux pour en faire une nouvelle, présentée par « Mme le sénateur Pascale Gruny » le 30 octobre, adoptée sur le champ, et aussitôt envoyée à l’Assemblée.
Ce nouvel accès de fièvre m’a donc conduite à reprendre ce dossier, et voici la liste que j’ai pu reconstituer (en attendant d’apprendre que j’en ai oublié). Huit PPL pour l’Assemblée nationale : n°3273 (juil. 2020), n°3922 (fév. 2021), n°4003 (mars 2021), n°4206 (juin 2021), n°4477 (sept. 2021), n°77 (janv. 2023), n°834 (fév. 2023), n°1816 (oct. 2023). Quatre pour le Sénat : n°385 (janv. 2022), n°404 (janv. 2022), n°68 (oct. 2023), n°404+68 (oct. 2023). Sachant que toutes ont été présentées par la droite et l’extrême-droite, parfois l’aile droite de la macronie (AN n°3922).
Avant de m’intéresser à celle mise au programme de l’Assemblée le 7 décembre, je me dois de faire aussi un point rapide sur les progrès réalisés en trois ans par les porteureuses de ces PPL. Autant dire : nuls. Ces gens ne savent toujours pas ce qu’ils combattent, ni que le langage égalitaire – écrit comme parlé – n’a que faire de leurs gesticulations.
Le plus amusant est sans doute que les textes osant nommer le point médian sont rarissimes, alors que c’est lui le « péril mortel », lui qu’il faut faire disparaitre de la surface de la terre. La plupart se contentent de reprendre la définition de « l’écriture dite inclusive » trouvée dans la circulaire d’Édouard Philippe (21 nov. 2017) – jusqu’au « dite » qui trahit la répulsion que la chose inspire, et qui empêche les cerveaux de fonctionner. Personne ne semble avoir réalisé, notamment, que la définition de cette chose est pour une part bien trop restreinte, puisqu’elle laisse de côté l’essentiel du langage inclusif, et pour une autre bien trop large, puisqu’elle entraine dans sa condamnation les parenthèses mises au point par le Ministère de l’Intérieur voici une quarantaine d’années : « marié(e) », « né(e) le », etc.
Personne ne semble avoir compris que le point médian n’a d’autre fonction que de remplacer ces parenthèses, à l’intérieur desquelles les lettres propres aux finales féminines du français n’ont rien à faire dans une société qui se veut égalitariste. S’en rendre compte reviendrait à se demander pourquoi aucune protestation n’a été élevée lors de l’apparition de ces premiers signes inclusifs – lourdingues et discriminants – ni depuis. Personne ne semble avoir réalisé non plus que l’adoption de telles lois, en rendant illégales ces parenthèses, ravirait les « inclusivistes ».
Moins amusant, mais tout aussi représentatif de l’a-peu-près terminologique et intellectuel qui caractérise tous ces textes (les PPL comme la circulaire Philippe et la circulaire Blanquer de 2021), est le fait qu'ils font référence au masculin générique, comme s’il s’agissait d’une notion établie, alors que toutes les études de psycholinguistique menées depuis trente ans (près de 400 à ce jour) en dénoncent l’inconsistance. S’il est un fait que nous parlons le plus souvent de populations mixtes au masculin, parce que nous sommes sexistes, il est faux que le masculin engendre des représentations de femmes autant que d’hommes.
Avant même que des scientifiques s’emparent de la question, du reste, les francophones s’en étaient rendu compte, et cela depuis des siècles : quand on veut que les femmes se sentent concernées par un énoncé, on prononce ou on écrit les mots qui les désignent, depuis le Mirouer des pecheurs et pecherresses de Jean Castel (1492) jusqu’au « Françaises, Français ! » du général de Gaulle, en passant par des centaines de textes règlementaires mentionnant les deux sexes. À moins qu’on se contente, quand on est paresseux (je laisse au masculin vu que la responsabilité revient très certainement à un haut fonctionnaire), d’écrire la ou les lettres qui font la différence entre les deux genres… entre parenthèses.
Un surplace inquiétant caractérise donc toutes ces PPL. Et pourtant, en six ans d’intenses polémiques, les adversaires du point médian ont tout de même compris que « l’écriture dite inclusive » ne s’y limitait pas. Mais ce que désigne cette expression leur échappe toujours. Les RN, on l’a vu, ont entendu parler des « termes épicènes » et des « doubles flexions », d’où leur condamnation ipso facto dans leur dernière PPL – ce que la consultation d’un dictionnaire leur aurait évité. Les LR, eux, ont entendu parler de néologismes, grâce aux remous suscités par l’entrée du pronom iel dans le dictionnaire Le Robert, à l’automne 2021, nouvel objet de répulsion réveillant les velléités de censure lexicale chez les élu·es de droite et d’extrême-droite.
Dans la PPL récemment présentée au Sénat, ils ont donc ajouté un item (ici en italiques) à la définition de la circulaire Philippe : est condamnée « l’écriture dite inclusive, entendue comme désignant les pratiques rédactionnelles et typographiques visant à introduire des mots grammaticaux constituant des néologismes ou à substituer à l’emploi du masculin, lorsqu’il est utilisé dans un sens générique, une graphie faisant ressortir l’existence d’une forme féminine ».
Cette fois-ci, des linguistes ont dû être consulté·es, mais la cervelle toujours pas. Car non seulement il n’appartient pas à la représentation nationale de légiférer sur la vie des mots, qui échappe à tout le monde, mais la catégorie de termes ici mise au ban, les « mots grammaticaux », est précisément la moins susceptible d’accueillir des néologismes. Elle rassemble en effet « les déterminants (articles et adjectifs non qualificatifs), les prépositions, les pronoms et les conjonctions de coordination et de subordination » (notice Wikipédia). Cinq catégories grammaticales sont ainsi condamnées, au prétexte que l’une d’entre elles, les pronoms, vient de voir naitre iel(s), celleux et toustes. Une fois de plus, la nasse est démesurée.
Mais elle laisse passer les néologismes nominaux et adjectivaux, qui sont en train de « prendre » à belle vitesse, qui sont potentiellement des centaines, et que l’académicienne Barbara Cassin trouve « mignons » (comme elle l’a dit dans l’émission C ce soir du 2 novembre) : acteurices, spectateurices, visiteureuses, porteureuses, etc.
La proposition de loi qui sera présentée à la commission des Affaires culturelles de l’Assemblée le 29 novembre prochain, en vue d’être soumise aux député·es le 7 décembre, contient donc, d’une part, des dispositions qui n’entravent nullement l’utilisation ni l’essor de l’écriture inclusive.
Elle condamne toutes les abréviations permettant d’exprimer les deux genres avec un seul terme, ce qui n’est jamais nécessaire : il suffit d’écrire les deux mots en toutes lettres. Elle condamne les trois ou quatre néologismes apparus ces dernières années, qui ne présentent eux non plus aucun caractère de nécessité : il suffit d’écrire « elles et ils » ou « celles et ceux » pour répondre au souci d’égalité. Elle ne précise toujours pas ce qu’est le masculin générique, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les interprétations et autorise à volonté le recourt aux doublets (les directeurs et les directrices), aux termes épicènes (les responsables), aux reformulations (la direction).
En revanche, si cette loi était adoptée, elle ouvrirait la voie à quantité de recours en justice. D’abord, en condamnant les e entre parenthèses, alors que les agent·es de l’administration ont pris l’habitude d’en coller partout, elle permettra d’attaquer les textes qui continueraient d’être rédigés ainsi – ce dont les « inclusivistes » ne devraient pas se priver. Ensuite, en invitant à préférer le « masculin générique » aux modalités d’expression des deux genres (quelles qu’elles soient), elle contredit les engagements signés par la France au niveau international, puisque notre pays s’est engagé en 1990 à éliminer « le sexisme dont est empreint le langage en usage dans la plupart des États membres du Conseil de l'Europe – qui fait prévaloir le masculin sur le féminin » (Recommandation R(90)4) ; et en 2007 à activer « la mise en œuvre de normes imposant au secteur public l’obligation d’utiliser un langage non sexiste dans les documents officiels, en particulier dans les textes juridiques, les documents politiques, les programmes, les formulaires et les questionnaires » (Recommandation CM/Rec(2007)17, A6-18).
Surtout, en stipulant que « Tout acte juridique qui comporte l’usage de l’écriture dite inclusive, au sens du I du présent article, est nul de plein droit », au lieu de faire la distinction entre les actes relevant du secteur public et les actes privés, elle contrevient à la liberté d’expression des entreprises, des syndicats, des associations, des personnes… qui utilisent des abréviations inclusives ou des nouveaux pronoms – jusqu’à rendre nuls les testaments recourant à ces ressources.
Que des élu·es de la nation étudient si peu leurs dossiers, qu’elles et ils laissent ainsi leurs passions dominer leur raison durant des années, que leur rejet de l’égalité des sexes les conduise à de telles aberrations – c’est évidemment très problématique. Pour cette fois, cependant, le risque qu’une telle loi soit adoptée est bien faible. Le parti LR a en effet décidé d’inscrire sa PPL en 8e position de toutes celles qu’il a mises à l’ordre du jour de sa « niche » du 7 décembre – plage de 11 heures et 30 minutes vraisemblablement bien trop courte pour aller au-delà de trois ou quatre. Sera-ce partie remise ? On ne peut guère en douter, hélas.